Manifeste Scalène : quand l’Acadie refuse d’être équilatérale – Andrée Mélissa Ferron

Je suis arrivée de bonne heure. Assez pour avoir la chance de monter jusqu’au «troisième» du Grains de folie pour y jeter un rapide coup d’œil, yinque pour ouère, comme dirait Guy Arsenault. C’est petit, en haut là, et il n’y a pas l’air d’y avoir grand-chose… J’ai pourtant croisé Jonathan Roy, la broue dans l’toupet, dans l’escalier qui y mène. Il portait une petite boîte – un peu plus grosse que L’Anti-livre d’Herménégilde Chiasson, Gilles Savoie et Jacques Savoie – contenant quelque chose (peut-être des textes…) qui servirait sans doute, quelques minutes plus tard, à la soirée de poésie qui se préparait tranquillement au «Deuxième». Comme quoi il y a toujours des choses insoupçonnées qui sortent des petites places. Des choses qui doivent être remarquées. Des choses portées à bout de bras par des poètes qui connaissent bien ça, les petites places.

Je me suis assise dans le fond, près de l’entrée de la petite salle de spectacle – intime, qu’il faut dire – du Deuxième. Je voulais regarder l’événement comme si je n’y étais pas, comme lorsqu’on regarde quelque chose se dérouler sur un écran. Comme lorsque je regarde les enregistrements des différentes nuits et soirées de poésie qui ont marqué l’Acadie pendant plus de quarante ans. Il me fallait le même vantage point. Parce qu’il me fallait appréhender l’événement dans un esprit de continuité. C’est d’ailleurs ce que proposaient déjà les poètes du Manifeste Scalène, alors qu’ils se décrivaient, dans la publicité de l’événement, comme des poètes de la «nouvelle génération». Écrire «nouvelle génération», c’est aussi écrire en entretenant un certain rapport avec la génération précédente, celle à qui on doit, pour ainsi dire, la littérature acadienne. Or, il ne s’agit pas ici de tout faire correspondre, ni de rattacher soi-même les deux bouts du fil conducteur lorsqu’il casse, ni de réduire la littérature acadienne à son intertextualité. Il s’agit plutôt de reconnaître, encore une fois, que la littérature acadienne continue à s’édifier comme elle l’a toujours fait, c’est-à-dire par l’entremise de complicités transtextuelles, de réseaux (Gérald Leblanc parlait de constellations…), d’interconnectivités textuelles. La page Facebook de l’événement le rappelait bien :

MANIFESTE SCALÈNE, c’est l’Acadie multiple et fuyante, qui dépasse la somme de ses fragments.
MANIFESTE SCALÈNE, c’est quand même essayer, par le croisement de ces fragments, de mettre le doigt sur l’Acadie d’aujourd’hui.
MANIFESTE SCALÈNE, c’est la rencontre sur scène de trois poètes de la nouvelle génération, issus du triangle scalène des trois territoires de l’Acadie du N.-B. Au cœur de la rencontre, trois textes construits sur la répétition, l’anaphore, et sur le ton du manifeste.

Je réfléchissais à tout cela pendant que les gens continuaient d’arriver et de remplir peu à peu l’espace intime du Deuxième de la boulangerie Grains de folie de Caraquet, cet espace (contigu à la Librairie Pélagie) rapidement devenu repère culturel pour la Péninsule acadienne. Il était près de 20 heures et le bourdonnement des conversations allait en s’intensifiant, couvrant à peu près complètement la voix de Cayouche émanant d’un iPod tenu en joue sur une chaise depuis une vingtaine de minutes par un micro qui diffusait une musique de fond tantôt ironique tantôt frondeuse. Je réfléchissais à tout cela en regardant la grande publicité de l’événement reproduite en guise d’habillage de fond de scène : «Trois poètes de la nouvelle génération / Trois pôles de l’Acadie / Trois manifestes poétiques / Une rencontre». La rencontre de deux angles d’un triangle, c’est un sommet… Le sommet, c’est aussi le point le plus élevé de quelque chose, comme le faîte d’une pyramide, comme le modeste troisième étage de Grains de folie d’où descendait Jonathan, il y a quelques minutes…

manifeste

Violette Lanteigne, coordonnatrice du Festival acadien de poésie, a pris la parole peu de temps après 20 heures pour amorcer la soirée. Elle a rappelé que le Festival soulignait cette année ses vingt ans, et que le spectacle Manifeste Scalène – en plein cœur du mois de la poésie – serait l’une des «activités ponctuelles» qui auraient lieu à différentes dates du printemps et de l’été jusqu’au début du Festival, le 4 août prochain. L’auditoire a vite compris que le Manifeste serait réservé à la deuxième partie de la soirée. La première partie laisserait la place aux trois paroles individuelles des poètes, qui se succèderaient au fil de lectures tirées de leurs œuvres respectives.

Gabriel Robichaud a choisi de ne pas faire commencer la soirée sur un ton trop politique ou trop éminemment «identitaire» en proposant la lecture d’un poème mettant à l’avant-plan l’érotisme, l’amour et le sexe, qui rappelait néanmoins que la poésie acadienne a depuis longtemps voulu parler de moments et d’intensité au quotidien. Un texte qui, en ce sens, n’était pas sans évoquer certaines pages d’Acadie Rock de Guy Arsenault :

T’as des mains
J’ai une peau
Et des frissons en manque d’être
T’as des mains
Je veux des caresses
Et ta chaleur au réveil
T’as des mains prends-moi
J’attends juste ça
Go
[…]
T’as des mains
T’as des doigts à faire crever
T’as des mains
J’ai une peau
Laisse-moi mes yeux
Je te veux qui me touche
Si je peux te revoir

(Gabriel Robichaud, inédit, poème reproduit en partie sur la page Facebook de l’auteur en mai 2015)

Sébastien Bérubé a succédé à Robichaud, choisissant pour sa part de commencer sa lecture avec le poème «Ma terre», tiré de son recueil Sous la boucane du moulin (p. 22-26). Difficile, cette fois (même si on essaye), de ne pas y entendre un écho du «Cri de terre» de Raymond Guy Leblanc…

J’habite une Terre violée
Que l’industrie gouverne à grands coups
De sodomie électorale
Il faut fumer à cinquante pieds de la porte
Mais la boucane du moulin
Porte jusqu’aux étoiles et personne
Ne hausse le ton
[…]
J’habite une Terre qu’on a laissé pourrir
[…]
Une Terre qu’on perd tranquillement
[…]
J’habite une Terre qui sonne faux
Même quand elle hurle l’Ave Maris Stella
Une Terre avec un drapeau
Mais nulle part où le planter
Une Terre
Sans terre

(Sébastien Bérubé, Sous la boucane du moulin, p. 22-26)

Il a par la suite lu «Dans le bar» (SBM, p. 55-56) et un inédit, «God Bless Canada», qui semble avoir mûri dans la noirceur des dernières années, dénonçant «idées de droite et économies partisanes» de même qu’une «jeunesse nourrie au poivre de cayenne». Au cœur de cette prise de parole aux teintes politiques, on ressent dans les mots et dans la voix de Bérubé cette même urgence de se dire qui animait les poètes à Moncton, il y a quarante ans. Bérubé porte non seulement la voix d’une nouvelle génération, mais aussi celle d’un «pôle» de l’Acadie qui a parfois été un peu occulté. Cette réalité des «pôles», elle sera rappelée à la fin de la soirée, lorsque culminera le Manifeste Scalène :

GR : À cause que Moncton n’existe pas toute seule
JR : À cause que Caraquet s’est auto-proclamée capitale
SB : À cause qu’Edmundston fait aussi partie du décor

Mais avant cette lecture à trois voix, et avant un entracte bourdonnant de conversations autour du bar, il y a eu Jonathan Roy. Cette fois, on entendra une certaine affinité – pour ne pas dire paternité – entre les longues lignes de prose poétique où il faut chercher son rythme et son souffle que nous proposent Roy et les «longues phrases claudéliennes» (comme les décrivait Gérald Leblanc à une autre soirée de poésie) d’Herménégilde Chiasson. Et cette même gravité dans la voix…et cette pointe d’amertume parfois… Il faut souligner l’intérêt des textes que Roy offrira en deuxième et en troisième lectures. D’abord, «Le monde n’écrit plus de pastiches», une réponse à l’écrivain québécois Mathieu Arsenault que l’on peut lire sur le blogue de Roy, et «La croisée des fourches», cette ode à la Génération Y rédigée pour le spectacle «Y paraît» (monté par le comédien Jocelyn Lebeau) auquel a aussi collaboré Gabriel Robichaud et dont les textes sont parus en 2015 chez Possibles Éditions.

Manifeste scalène2_Crédit Isabelle Thériault

Crédit photo : Isabelle Thériault.

Après l’entracte, les trois voix se sont réunies pour livrer le MANIFESTE SCALÈNE (ce sont leurs majuscules, comme DADA), ce texte métis issu de trois poèmes : «Voix rurales» de Roy, «Manifeste Diasporeux» de Robichaud (et Jean-Philippe Raîche) et «L’Hymne» de Bérubé. Les versions respectives de ces textes ont toutefois été revues, augmentées et mises à jour, à la fois pour mieux servir la fluidité ou la cohérence du Manifeste et pour mieux s’inscrire dans le hic et nunc. Selon un principe anaphorique, au fil des «À cause que…» de Robichaud, des «J’ai…» de Bérubé et des «Une voix…» de Roy déclamés en alternance, les vers ont défilé, brossant un tableau de cette Acadie multipiste, fragmentée, plurielle, polyphone et plurilingue.

Dans leurs «mises à jour», les poètes ont voulu multiplier les clins d’œil à l’actualité et aux différents événements qui ont récemment marqué l’Acadie – même si «ça fait jamais les nouvelles» parce que Radio-Canada ne se pointe que «des fois». Se sont donc succédé les allusions aux fusions de certaines municipalités (SB : «J’ai des villages qui s’accouplent / Des Sheila qui disparaissent»), aux déboires de la SANB (JR : «Une voix qui s’ostine dans la cuisine / Une voix chicane de SANB»), aux audaces publicitaires de l’Université de Moncton (SB : «Du monde qui frenche dans la bibliothèque») et à celles de Natasha St-Pier (GR : «À cause que ça prend plus que des plumes sur la tête et un album qui s’appelle Mon Acadie pour s’improviser acadienne / À cause, Natasha, que l’Acadie de Daniel Lanois torche la toune de Michel Fugain»). Enfin, impossible pour les poètes acadiens de ne pas rappeler «qu’on parle mal» et «qu’on s’en goddamn», que l’on est tantôt «right fiers», tantôt «right déçus».

MANIFESTE SCALÈNE aura largement exploité l’intertextualité, la toponymie et la nomenclature, ces astuces identitaires incrustées depuis si longtemps dans la littérature acadienne. Qui plus est, Roy, Bérubé et Robichaud sont de la génération de poètes acadiens qui jettent un nouveau regard sur les textes et sur l’institution dont ils sont les héritiers. À leur tour mandatés par de nouveaux impératifs de survivance, ils renouent à leur façon avec la cartographie et s’occupent de ce qu’il reste à écrire, aux sommets de tous les triangles qu’il serait possible de tracer, pour rendre compte de la trialectique qui en découle. En ce sens, MANIFESTE SCALÈNE aura gardé intact le sens du cru, de l’empirique. Il aura été une nouvelle mélopée de jazz (de près de vingt minutes) emblématisant les premières œuvres de la littérature acadienne, «à cause que l’Acadie rock depuis 1973» (GR). Le regard qu’auront promené Roy et Bérubé sur leurs «backyards» respectives, à l’instar de celui qu’avait posé Guy Arsenault sur son espace quelques décennies auparavant, aura justement témoigné d’une Acadie rurale crue, quotidienne, dépouillée de ses artifices, de ses récits champêtres d’antan, des attributs visant à la rendre séduisante (ceux dont on se sert encore, parfois, dans les publicités qui cherchent à «vendre» l’Acadie) : «De la poudre aux yeux pour touristes» (SB). Or, le Nord-Est de Jonathan Roy et le Nord-Ouest de Sébastien Bérubé accusent un certain retard sur l’Acadie urbaine dans la mesure où ces espaces ne font encore que commencer à s’écrire. La voix de Gabriel Robichaud, quant à elle, se chargeant de livrer la dimension diasporeuse de l’Acadie, ne s’est pas contenue dans les limites de l’Acadie urbaine, bien que le poète soit le représentant du sommet «Moncton» de son triangle scalène. C’est que l’Acadie dont témoignent ces poètes de la nouvelle génération est continuellement en transit ; c’est l’Acadie des sur- et hyper- modernités, celle où les espaces et les temporalités se superposent et s’exacerbent. L’Acadie de la transitivité.

GR : À cause qu’on sait p’us d’où on vient
JR : À cause qu’on sait pas où c’qu’on va
SB : À cause que c’est ben correct de même
SB : À cause qu’on y revient toujours

Peu de temps après le dernier vers, j’ai repris la route…rurale.

À propos…

Ferron, Andrée Mélissa

Andrée Mélissa Ferron est originaire de Tracadie-Sheila dans la Péninsule acadienne au Nouveau-Brunswick. Elle détient un baccalauréat ès arts (études littéraires) de l’Université de Moncton, une maîtrise en études littéraires de l’Université Laval et un doctorat en littérature de l’Université de l’Alberta. Elle est chargée de cours au campus de Shippagan de l’Université de Moncton. Ses champs d’intérêts ou de spécialisation sont la littérature acadienne, les lectures postmodernes de l’espace et la représentation des lieux, des espaces et des géographies humaines en littérature nord-américaine.

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