La littérature acadienne, bien qu’elle soit peu enseignée dans nos écoles, est bien présente dans notre paysage culturel. Certains de nos auteurs parviennent même à se distinguer sur les scènes nationale et internationale. Pourtant, comme l’a récemment souligné le poète et comédien Gabriel Robichaud, «[d]es étudiants peuvent terminer leur 12e année et ne jamais avoir étudié un artiste acadien». C’est d’ailleurs mon cas. J’ai terminé mon secondaire sans jamais avoir touché à un livre acadien. En fait, la lecture m’intéressait peu. À l’école Mathieu-Martin de Dieppe, seuls les livres de nos cours d’anglais avaient la cote pour mes camarades de classe et moi. On nous faisait lire Shakespeare, Orwell, Steinbeck, Fitzgerald et Hemingway entre autres. Dans les cours de français, on nous servait des auteurs traduits, comme Agatha Christie et Mary Higgins Clark, et on nous permettait de choisir des livres selon nos goûts pour des exposés oraux. Je me suis souvent interrogé sur les raisons qui nous portaient à préférer les livres de nos cours d’anglais à ceux que nous lisions dans nos cours de français. Ça ne pouvait pas être simplement une question de langue. J’en suis venu à constater que l’on nous initiait à la littérature dans nos cours d’anglais ; on nous exposait et on nous confrontait à de grandes réalités humaines, tandis que dans nos cours de français on nous présentait généralement des livres faciles à comprendre avec des thématiques banales. L’objectif semblait être de nous faire lire des textes en français plutôt que de nous initier à la littérature, celle qui allait nous challenger intellectuellement et moralement ; celle qui pique la curiosité des adolescents, avide de comprendre le monde. C’est donc après mes études au secondaire que je me suis réellement intéressé à la lecture et que j’ai découvert Margueritte Yourcenar, André Gide, Gabrielle Roy, Éric-Emmanuel Schmitt et Dany Laferrière, pour ne nommer que ceux-là. Je me suis également intéressé à la littérature acadienne qui a ceci de particulier : elle m’interpelle de par sa proximité géographique et langagière, mais aussi par le regard qu’elle pose sur des questions universelles. J’ai pris goût à lire des auteurs d’ici et à découvrir une tradition littéraire fascinante. Voici donc quelques recommandations personnelles : ce sont des livres qui m’ont touché et que j’aimerais partager avec celles et ceux qui souhaiteraient s’initier à la littérature de chez nous. Un complément à ce que l’on ne nous montre pas à l’école. J’ai lu ces livres entre les âges de 23 à 26 ans.
Pas pire de France Daigle
Un incontournable de la littérature acadienne, ce roman raconte l’histoire d’une écrivaine agoraphobe qui doit surmonter ses peurs et voyager jusqu’à Paris pour parler de son roman, Pas pire, dans une grande émission de littérature française. C’est dans ce roman que l’on verra apparaître les personnages de Terry et de Carmen, un couple de Moncton, que l’on retrouvera souvent dans d’autres romans de France Daigle. La mise en abyme de ce livre, c’est-à-dire que nous lisons un roman dans un roman, et la fragmentation du récit, par des entrées encyclopédiques entre autres, sont parmi les techniques que l’auteure utilise afin de donner un esthétisme postmoderne à son roman. D’ailleurs, on dit de France Daigle qu’elle est la principale représentante du postmodernisme dans la littérature acadienne. Des chercheurs d’un peu partout à travers le monde se sont intéressés à ses romans, dont Pas pire. Celui-ci a remporté les trois grands prix littéraires acadiens en 1998 et 1999. Il a été acclamé par des pairs avec l’Éloize, par la critique avec le prix Antonine-Maillet-Acadie-Vie, et par le jury du prix France-Acadie qui récompense surtout des œuvres populaires. C’est le seul roman à avoir réussi ce «tour-du-chapeau». Personnellement, j’ai adoré cette lecture, car, étant natif de Dieppe comme l’auteure, je découvrais ma ville d’origine telle qu’on y vivait avant que je ne vienne au monde.
Certains d’entre nous passions devant chez Régis et le restaurant Palm Lunch tous les jours en allant à l’école. Le bâtiment qui abritait les deux commerces et un salon de barbier s’appelait le coin, parce qu’il était situé à la croisée des deux principales artères de Dieppe, l’avenue Acadie et la rue Champlain. [1]
Les Cordes-de-Bois d’Antonine Maillet
Évidemment, nous ne pouvons pas passer à côté d’Antonine Maillet. Précurseure de la modernité littéraire, elle a été, pendant plusieurs années, l’auteure acadienne qui s’illustrait le plus au Canada et en Europe. Si c’est son théâtre que nous connaissons surtout ici – La Sagouine demeure incontestablement son chef-d’œuvre pour nous –, c’est avec ses romans qu’elle se démarquera le plus en dehors des provinces atlantiques. En plus d’avoir été la première Acadienne à remporter un prestigieux prix littéraire du Gouverneur général en 1972 pour son roman Don l’Orignal, elle est bien sûr la seule Acadienne, mais aussi la première non-Européenne à avoir remporté le plus prestigieux des prix littéraires de langue française, le fameux Prix Goncourt, en 1979 pour son roman Pélagie-la-Charrette. Comme la plupart des Néo-Brunswickois, j’ai été exposé à La Sagouine à de nombreuses reprises. Mais un jour, j’ai eu envie de mieux connaître l’œuvre de Maillet. Le roman le plus évident, par lequel j’ai commencé, était Pélagie-la-Charrette, mais c’était une lecture un peu difficile pour moi, au moment où je l’ai entreprise. Plus tard, je suis tombé sur les Cordes-de-Bois, un roman qui raconte l’histoire d’un village divisé en deux clans. Les vagabonds et les contrebandiers forment le premier clan, établi près de grandes piles de billots de bois. Ceux-ci surplombent les villageois qui vivent près du pont et qui forment le second clan. Les villageois ont des styles de vies prudes en apparence, mais ils amassent de petites fortunes avec l’économie du vice que génèrent leurs voisins. Une adolescente des Cordes-de-Bois, la Bessoune, bouleversera et transgressera cet ordre établi et changera le monde à sa façon. Ce roman est plus accessible pour les gens d’ici car on reconnait le village de Bouctouche ainsi que des personnages que l’on peut croiser au Pays de la Sagouine durant la saison estivale comme Peigne, Zélica (une des chicaneuses), Catoune et les filles du barbier, par exemple. Ce roman a presque remporté le prix Goncourt en 1977, à égalité (5 voix contre 5), et c’est le président du jury qui a octroyé le vote décisif à l’autre livre encore en lice. Cela fait donc en sorte qu’on en parle moins aujourd’hui, mais personnellement j’ai eu beaucoup plus de facilité à le lire et à l’apprécier que Pélagie-la-Charrette.
Hier c’était hier; demain, ce serait demain; seul aujourd’hui comptait. Et l’aujourd’hui des Cordes-de-Bois était fractionné en une multitude de petits hiers et demains qui laissaient à l’instant présent si peu d’espace que, pour le vivre pleinement, on devait le racler comme une écuelle. Les Mercenaire vivaient comme s’ils avaient compris que chaque instant de vie est le seul qu’on tienne entre ses mains et qu’une seconde perdue est perdue pour l’éternité. S’ils avaient pu, ils auraient été des gens à tailler dans la vie à grands coups de couteau, à s’emparer des meilleurs morceaux, puis à mordre dedans sans prendre la peine de se laver les mains. [2]
L’Orgueilleuse de Hélène Harbec
Mon grand coup de cœur d’un cours de littérature des femmes en Acadie! C’est l’histoire de Jeanne, qui durant l’hiver suivant la rupture avec son mari et sa famille, décide de recommencer sa vie à neuf dans une maison de Moncton où vivent cinq autres femmes célibataires. Jeanne se sent coincée dans sa vie, contrôlée par son mari et ses enfants, et va chercher à être libre. On la suit donc, dans sa quête d’émancipation familiale, féminine, intellectuelle et, j’oserais même dire, temporelle. On y retrouve également une charmante histoire d’amour qui se développe entre Jeanne et Léa, une des femmes avec qui elle est en colocation. L’auteure s’est installée au Nouveau-Brunswick au début de sa vie adulte et y demeure depuis plusieurs décennies. Au cours de sa carrière, elle a remporté le prix Antonine-Maillet-Acadie-Vie à deux reprises ainsi que deux prix Éloizes. L’Orgueilleuse offre un point de vue sur un Moncton urbain et les questionnements identitaires du personnage principal ne portent pas sur la nation ou la langue, mais plutôt sur la quête de liberté.
La Petitcodiac bouge, les glaces avancent. J’ai appris à aimer ce paysage. On accepte finalement qu’une rivière ne soit pas bleue. […] Vêtues comme des exploratrices de l’Antarctique, nous avançons entre les sapins, rien d’autre que le ciel omniprésent et la vapeur au visage qui nous auréole. Le trajet se fait en silence, toujours plus près l’une de l’autre. Léa me serre les hanches et m’embrasse tout en continuant d’avancer. Je me laisse faire. [3]
Le Scalpel ininterrompu de Ronald Després
Véritable OVNI de la littérature acadienne, ce roman est paru en 1962, à une époque où le monde littéraire était peu développé chez nous. On y raconte l’histoire du docteur Jan Von Fries qui, dans sa ville de Rainy City, rêve d’ouvrir des corps et d’explorer l’anatomie humaine avec son scalpel. Ce «passionné de science» fera la rencontre de Miss Mesméra, une clocharde vieillissante, qu’il parviendra à rajeunir et à embellir avec son scalpel. Ensemble, ils mèneront une vaste opération visant à viviséquer l’humanité entière. Ce roman, que l’auteur étiquette «Sotie» (ou «Farce»), est fondé sur la disjonction et l’ambiguïté. C’est-à-dire qu’il y a un sens à tout ce cirque qui n’est jamais nommé. À nous lecteurs de remplir les vides avec notre imagination et notre interprétation personnelle de la chose. Au milieu du XXe siècle, Ronald Després a marqué, avec Antonine Maillet, une rupture avec les traditions littéraires existantes. Ces auteurs sont devenus les figures de proue de la modernité littéraire en Acadie. La parution en 1958 du premier roman de Maillet, Pointe-aux-Coques, et du premier recueil de poésie de Després, Silences à nourrir de sang (décoré du deuxième prix littéraire de la province du Québec) marque ce tournant vers la modernité. Les deux auteurs développeront chacun différentes paratopies identitaires à travers leurs œuvres, c’est-à-dire deux différents rapports d’appartenance à leur milieu. Celle de Després est façonnée par un «double refoulement : celui, immédiat, de sa condition d’Acadien; celui, plus sourd encore et plus torturant, d’un drame personnel lié à la sexualité́ et à l’interdit»[4]. L’auteur assume donc sa marginalité et son exclusion des réseaux acadiens de l’époque et son malaise au sein d’un monde où il est incapable de vivre une vie sexuelle qui lui convient. On ne parle jamais explicitement de l’Acadie dans Le Scalpel ininterrompu, mais plusieurs indices nous portent à croire que l’action s’y situe : Rainy City ne serait-elle pas un calque de Moncton?
Des habitants de la ville, il ne reste plus que Miss Mesméra et moi-même. Les gestes menus de la mercière, l’air soucieux des commerçants, la fausse désinvolture des commis de banque et des secrétaires de bureau, le rire frais des écoliers, tout cela est confiné à jamais dans des vases de terre. Maille à maille, mon bistouri a exploré les ramifications les plus accessoires de ce monstrueux filet qu’était la ville. [5]
Alma de Georgette LeBlanc
Premier recueil de poésie de cette auteure néo-écossaise, c’est un livre incontournable du début du XXIe siècle. La poésie n’est pas toujours facile d’approche, mais ce recueil se lit aussi bien qu’un roman. D’ailleurs, on dit de lui que c’est un roman poétique. Il raconte l’histoire d’Alma et de son amoureux Pierrot, à travers leur enfance, leur mariage, jusqu’à leur séparation. Le tout dans une langue propre à la Baie-Sainte-Marie, où est située l’action. Si d’autres auteurs ont utilisé la langue orale acadienne pour exotiser les dialogues de leurs personnages, Georgette LeBlanc «ne recherche aucunement le pittoresque des expressions toutes faites de la langue acadjonne, mais elle se sert de cette langue qui est la sienne comme langue de création pour construire de nouvelles images»[6]. Alors que j’étais en élève de 10e année, LeBlanc était venue dans ma classe de français pour nous parler d’Alma. Évidemment, comme il n’était pas en français standard, on avait volontairement omis de nous le faire lire. Mais, au moins, c’est grâce à cette présentation que, une dizaine d’années plus tard, j’ai lu son recueil. Je l’ai adoré. Je dirais même qu’il m’a donné la piqûre pour lire d’autres recueils de poésie par la suite. Depuis cette présentation dans ma classe de français, cette auteure a été récompensée par de nombreux prix acadiens, québécois et canadiens pour son œuvre. Elle est aujourd’hui la poète officielle du Parlement canadien.
Pierrot veut qu’on se débarrasse des pissenlits
Pour planter des roses et des tulipes
Il dit que des fleurs ça parle
Et que des pissenlits tout ce que ça dit
C’est qu’ej sons esclaves
Moi ej comprends point comment ce qu’une fleur
Une fleur sauvage qui fait ça qu’elle veut
Peut être esclave
Ça me ressemble que les pauvres tulipes et les roses
Sont plus amarrées que les pissenlits
Si j’avais le choix moi
Ej serais un pissenlit avant d’être une rose
Ej pourrais courir partout[7]
Évidemment, la richesse de la littérature acadienne ne se limite pas à ces quelques titres. J’aurais pu parler de mes autres coups de cœur en poésie avec les recueils de jeunes auteurs comme Monica Bolduc, Sébastien Bérubé et Jonathan Roy et ceux de poètes plus établis comme Rino Morin Rossignol, Herménégilde Chiasson et Serge Patrice Thibodeau. Des romans comme Masques de Martine L. Jacquot et L’ennemi que je connais de Martin Pître gagneraient à être mieux connus. Si on aime les BD, il y a les aventures de Brian Toffu de Bertrand Dugas qui sont sympathiques et rigolotes. En théâtre, il est toujours plus intéressant d’aller voir ce qui est présenté en salle, mais je vous recommande tout de même au passage L’intimité et Trafiquée d’Emma Haché qui sont des textes formidables; récompensés et montés un peu partout à travers le monde. Je n’ai évidemment pas tout lu ce qui s’est écrit en Acadie; j’ai l’impression de m’être à peine trempé les pieds. Je regrette de n’avoir pu échanger mon appréciation des livres et des auteurs ci-haut avec mes camarades de classe de Mathieu-Martin, comme nous avions l’habitude de le faire après nos cours d’anglais avec beaucoup de vivacité. J’espère donc pouvoir me reprendre un jour avec eux avec une littérature plus près de nous.
Je termine cet article en vous laissant avec une citation qui a longtemps orné nos billets de 20$, elle nous vient de Gabrielle Roy, notre plus grande écrivaine canadienne, je crois : «Nous connaîtrions-nous seulement un peu nous-mêmes sans les arts?»
[1] France Daigle, Pas pire, Éditions d’Acadie, Moncton, 1998, 18.
[2] Antonine Maillet, Les Cordes-de-Bois. Leméac, Montréal, 1977, 87.
[3] Hélène Harbec, L’Orgueilleuse. Éditions du remue-ménage, Montréal, 1998, 100 et 120.
[4] Maurice Raymond, «Abréaction et littérature : le «cas» Ronald Després». Port Acadie, no 20-21, 2011, 141.
[5] Ronald Després, Le Scalpel ininterrompu. Éditions Perce-Neige, Moncton, 2002, 71.
[6] Raoul Boudreau, «L’institution littéraire acadienne : une étoile qui s’étiole ? Bilan et perspectives», dans (Se) raconter des histoires : histoire et histoires dans les littératures francophones du Canada, sous la direction de Lucie Hotte, Sudbury, Éditions Prise de Parole, 2010, 14.
[7] Georgette LeBlanc, Alma, Éditions Perce-Neige, Moncton, 2007, 87.
À propos…
Xavier Lord-Giroux est originaire de Dieppe. Diplômé en art dramatique (Moncton 2013), il est actuellement candidat à la maîtrise en études littéraires à l’Université de Moncton. De 2016 à 2017, il a été président par intérim de la Société nationale de l’Acadie (SNA). Il mène une pratique professionnelle en théâtre et habite Frédéricton.