[J’utilise le neutre noté « x » et le pronom « iel, iels ». Contempteurs s’abstenir.]
Je me rappelle mon émerveillement quand j’ai assisté à la première pièce de Céleste Godin, Overlap, une production déjantée et magnifique qui mettait en scène une ville à travers ses personnages, une « métropole culturelle » impossible et contradictoire et mal-aimée et hallucinée, Moncton. Ou plutôt : l’expérience qu’on peut en faire à travers ses réseaux nocturnes de fêtes, de débauche, de pinacle artistique, de lendemains de veille, de crises existentielles, de rencontres aux confins du rêve. J’ai connu ce Moncton invisible à l’œil nu qui m’a profondément transformé, et dont je garde des souvenirs certes émus, mais flous.
Ce Moncton du début des années 2010, où la Patente était une piaule sur la rue Archibald avec des « house shows » de musique underground et d’arts visuels transgressifs, et où la « galerie à Jean-Marc » devenait un petit Berlin avant-gardiste toujours bondé à chaque performance : qui du jazz expérimental, qui de la danse contemporaine, qui de la musique folk, qui des expos, qui des happenings…
Ce Moncton de la poésie et de la transgression des normes sociales, je l’ai aimé à la folie. Nous étions les descendantx directx de la Mariecomo, des sorciers de la Côte, des Borgitte. Nous étions les enfants de Régis, de Guy et de Gérald. Ou plutôt : nous étions notre propre galaxie complexe de constellations composées d’autant de stars de la nuit, nuit que les projecteurs des grands médias traditionnels ne pouvaient percer, et c’était très bien ainsi. Nous étions trop dionysiens pour nous en soucier anyway.
Céleste est arrivéx quelques années après moi à Moncton mais la fête était loin d’être terminée. C’est le miracle de cette ville étrange et bipolaire que de renouveler sa faune nocturne grâce à un brassage constant de population, au gré du va et vient des gens qui s’y installent et puis repartent vers d’autres cieux, entre deux nouvelles cohortes universitaires et deux nouvelles institutions (« venues ») plus ou moins aux normes de l’élite.
Nous étions donc ces étoiles dans la nuit monctonienne bilingue, météores, lunes, objets volants non identifiés, supernovas, et nous formions des constellations de fortune, nébuleuses impromptues, au sein d’ensembles plus grands, de galaxies aux ramifications cosmiques. Jeunesse immarcescible de toutes les générations entremêlées. Un mouvement constant, irrépressible, touillait ce mélange hétérogène sans arriver à le maintenir ensemble, ni à freiner l’entropie de la nuit, ou à éteindre l’étincelle créatrice de chaque geste, de chaque parole.
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Mon expérience de spectateur à la représentation de Bouée, jeudi dernier, ne fut pas des plus agréables. Mon siège me voulait du mal, en particulier à mes fesses. Le hasard m’avait fait rencontrer un couple que j’adore, avec lequel je me suis assis, et a priori c’était formidable. Jusqu’à ce que la pièce commence et qu’une personne assise derrière nous, que je devinai étudiantx ou finissantx en théâtre, se mette à « exister » très fort. Ah, j’en ai l’expérience… J’en ai connu, y compris au sens biblique du terme, des personnes en théâtre… Personnalités histrioniques s’il en est, souvent attachantes mais parfois inconscientes de leur propre incapacité à ne pas « exister » au sens fort du terme en présence d’autrui. En particulier lors des représentations théâtrales où iels ne jouent pas… Soudain, cette personne portait sur iel toute la responsabilité de chaque moment un tant soit peu comique et de chaque silence, afin d’incarner à iel seulx un immense auditoire croulant de rires. C’était de plus en plus pénible. Malaisant. Et ma bière sans alcool, trop carbonisée, me faisait roter. Au secours.
Je n’ai pas passé une bonne soirée, je l’avoue. Mais les souvenirs aidant, je cherche à revivre la pièce, seul, dans une espèce de « séance » spiritiste où j’invoque les interprètes, les mots de Céleste, les bons coups et ces réflexions, qui eussent été les miennes n’eut été du puissant jet continu d’éructations sonores dans mes oreilles, derrière moi.
Il y a le théâtre classique et il y a le théâtre moderne ; il y a les nouveaux genres théâtraux (comme le théâtre documentaire) et il y a le sempiternel théâtre d’été ; il y a le théâtre expérimental et il y a Céleste Godin. Son œuvre n’est pas issue d’une volonté de s’inscrire dans un courant, une histoire ou une école. Son œuvre est un ovni dans les arts de la scène et c’est ce que j’aime. Récemment, Benoit Doyon Gosselin, professeur à l’Université innommable, a publié un essai (Moncton Mentor, éditions Perce-Neige), que je recommande vivement, où il mentionne la précédente pièce de Céleste Godin, Overlap. Il y expose son interprétation, et je dois dire que je ne suis pas en désaccord avec lui. En fait, sans vouloir reprendre son analyse que je ne saurais résumer sans la trahir, disons que j’arrive moi aussi à certaines conclusions, similaires aux siennes, mais que je partagerai ici dans mes mots, selon mes propres idées et conceptions. Ceci est mon monologue, et ce n’est pas une critique.
Chaque personnage de Bouée EST Céleste Godin, et chaque Céleste Godin est inclux dans la diversité des personnages. Cette pièce est littéralement un enchaînement de monologues de différentx Céleste Godin, adressés à un public extraterrestre. Réflexion sous forme de fragments confessés et d’expérimentations scéniques, Bouée démontre plusieurs choses, peut-être même involontairement. Au premier chef : l’effondrement de la communication sur elle-même.
Ces différents personnages qui s’enregistrent en train d’expliquer l’humanité au profit d’éventuelles oreilles extraterrestres, sont incapables de dialoguer entre iels. Lorsque réunix ensemble, les interprètes forment corps, forment chœur, au sens grec antique, et ne communiquent entre iels que par gestes, par des sons, ou en répétant ce que dit l’un des personnages (je pense ici à celui de Philip André Colette, lorsqu’il se démultiplie dans une dimension parallèle, avec le reste des interprètes incarnant ses doubles). Sans cesse présents, les autres ne sont pas interlocuteurx. Sans cesse présent, le public n’est pas le destinataire des mots, des images, de la musique. Sans cesse en train de performer, la langue célestine s’effondre sur elle-même comme un trou noir, métaphore de notre propre déréliction comme société.
Je pourrais aborder en détail certains aspects novateurs et jouissifs de la pièce, comme ce langage poétique, quasi exploréen, que je viens d’évoquer et qui fait la force de l’art de Céleste Godin. Ou je pourrais souligner les perles de la mise en scène de Marc-André Charron. Ou l’impressionnant jeu à la fois très physique et très verbal des comédienx. Ou les faiblesses, les longueurs, les maladresses. Or, ceci est mon monologue, et je veux plutôt attirer l’attention sur l’élément suivant : l’exploration spatiale, thème central de Bouée, fut jadis une poursuite effrénée, prométhéenne, de dépassement civilisationnel, en pleine Guerre froide entre deux puissances aux antipodes du spectre politique, dialectique technoscientifique et culturelle aux dimensions universelles et apocalyptiques. Menace nucléaire à la clé.
Dans Bouée, on mentionne que, pour la première fois depuis des décennies, l’exploration spatiale revient en force. Sauf que, cette fois-ci, ce qui l’initie est une étrange dynamique multifocale où les pays, déjà en compétition entre eux pour des raisons politiques, sont en compétition avec l’entreprise privée, qui possède à la fois ses propres moyens financiers quasi illimités et son propre agenda, lequel ne coïncide pas avec l’intérêt général. On n’a qu’à penser à la fusée phallique d’un Jeff Bezos ou à la folie des grandeurs d’un Elon Musk, Icare postmoderne.
Dans la pièce, l’absence de dialogue au sens traditionnel du terme se double de ces tentatives (certainement vaines) de communiquer avec une supposée forme de vie intelligente, qui existe probablement quelque part dans l’univers. Or, notons à quel point les messages envoyés dans la Bouée du titre sont pathétiques, désespérés, voire irrévérencieux : outre les monologues où la vacuité de notre civilisation se combine avec l’attendrissante confession de nos misères quotidiennes, les enregistrements sonores et visuels sont un Éloge de la folie contemporaine, une Nef des fous, un florilège rabelaisien de flatulence et de destruction de la nature…
Au fond, Bouée est une prière, mais dont les divinités invoquées sont « otiosī » (pour utiliser un terme latin que j’ai appris en lisant Mircea Eliade, jadis). C’est-à-dire : des divinités inactives, inconnues, moralement neutres, cachées. Pour ne pas dire impuissantes, voire désintéressées à nous sauver.
Dans Condition de l’homme moderne (1958), la philosophe Hannah Arendt fait référence à l’exploration spatiale, alors que personne n’a encore marché sur la lune, pour questionner les raisons de le faire : est-ce vraiment pour que l’humanité quitte son « berceau », la Terre? Alors, demande-t-elle, que deviendra l’humanité, si les conditions de son existence changent au point où elle n’est plus liée à ce qui en forme l’horizon indépassable depuis ses origines? Quelle sorte d’humanité, nécessairement altérée/autre, en sortira?
En 2023, la technologie et le financement de cette aventure ne sont plus des problèmes insolubles, et il est à parier que les multimilliardaires feront la navette, plus tôt que tard, entre la lune et Alpha du Centaure. Et nous aussi, peut-être, si on tient à survivre à la Terre. Mais, chacunx dans sa capsule spatiale, en orbite autour d’étoiles à des millions d’années-lumière les unes des autres, infiniment seulx dans nos pensées, nous nous souviendrons peut-être avec nostalgie d’un endroit désormais désertique, appelé « Moncton », où la communication, l’échange (de fluides comme d’idées) et le dialogue (même de sourds) furent possibles. Avant la pandémie, avant la destruction de la nature, avant l’effacement de nos espaces publics et privés, avant le triomphe dantesque du « social »… Avant la fin du monde. Et de l’humanité.
À propos…
Sébastien Lord-Émard a étudié l’histoire et la philosophie. Passionné par les arts, passionnément acadien, il a publié poésie et essais sur différentes plateformes. Récemment, il a publié « J’avale l’amont » dans la revue Ancrages et « Égoportrait du poète en burnout » dans le collectif En cas d’incendie, prière de ne pas sauver ce livre (Éditions Prise de parole, Sudbury).