Aujourd’hui, nous publions une deuxième critique du recueil de poésie Acadie Road de Gabriel Robichaud. Nous vous invitons à lire (ou à relire) la critique d’Isabelle Kirouac Massicotte parue en mai 2018.
Robichaud, Gabriel, Acadie Road, Moncton, Perce-Neige, coll. «Poésie», 2018, 167 p.
La poésie est un genre particulier en Acadie. Il n’y a que la musique qui la surpasse dans sa capacité à marketer l’Acadie, à brander quelque chose comme l’acadianité. Parmi les représentants littéraires actuels de la marque de commerce AcadieTM (trademark), Gabriel Robichaud est en train de s’imposer comme une figure centrale. Il est l’archétype de la «relève acadienne et francophone» et l’une des filiales les plus institutionnalisées de l’AcadieTM. À l’aube de la trentaine, il a déjà à son actif trois recueils et une pièce de théâtre, plusieurs rôles en tant que comédien et il a su se tailler une place de choix dans l’écosystème de la francophonie canadienne officielle ; il est littéralement le porte-drapeau de l’Acadie du Nouveau-Brunswick dans les circuits de la francophonie canadienne et mondiale.
C’est en quelque sorte en tant que porte-parole de l’AcadieTM qu’il a fait paraitre son troisième recueil, Acadie Road, qui a connu un réel succès critique et commercial. Il accumule les éloges, en est à sa troisième ou quatrième réimpression et vient de remporter le prix Champlain.
Acadie Road est un aboutissement de littérature acadienne, un condensé, un stéréotype, un cliché des tendances et manies du milieu littéraire — y compris jusque dans son titre qui, comme Robichaud prend soin de toujours l’expliciter en entrevue pour éviter toute équivoque, se veut un clin d’œil à Acadie Rock de Guy Arsenault. Représentant de l’Acadie, Robichaud cherche à nous convaincre de l’authenticité de son acadianité :
«J’ai l’Acadie dans les balls
Et ça bouille»
L’aveu fait des sources acadiennes de sa semence, il est prêt à nous engrosser d’Acadie. Son recueil nous propose deux voyages au cœur de l’Acadie moderne : généalogique et géographique. Chacun de ces voyages reprend les codes de la littérature acadienne depuis les années 1970, mais à trop reprendre ces codes et ces thèmes, Acadie Road fonce droit dans un dead end.
Le voyage généalogique
Robichaud a la généalogie à cœur. Pour légitimer son appartenance, il doit recourir aux ancêtres. Il doit nommer tous les illustres Acadiens, pour se placer parmi eux, faire preuve d’authenticité, tant chez lui qu’à l’extérieur.
Le recueil déborde de name dropping, quasiment érigé au rang de forme poétique. Quasiment. On sait que les familles sont importantes en Acadie, on fait sa généalogie, on trouve son LeBlanc. Jusqu’aux baby-boomers, on avait l’habitude de définir les gens par leur filiation : Marc à Paul à Jos. On n’y échappe pas en littérature non plus. C’est Gérald Leblanc, namedropper notoire, qui a lancé le bal alors que la littérature acadienne s’institutionnalisait. Chez lui, ça servait à élargir les horizons culturels de l’Acadie, faire entrer la Beat Generation, le jazz, la poésie française dans le giron culturel acadien, faire éclater les cadres culturels jusqu’alors admis. Ça servait aussi à fonder une communauté littéraire acadienne naissante en citant ses pairs. Chez Robichaud, c’est un peu l’inverse; ça sert à se replier sur le milieu artistique actuel, sur une francophonie établie. La démarche avait un sens dans les années 1970-80, mais elle perd de sa pertinence 40 ans plus tard.
Robichaud étale donc ses racines, ses influences. Des ancêtres plein les balls, comme il dirait.
Sont nommés, pêle-mêle : Cédric Vieno, Lisa Leblanc, Les Hay Babies, Édith Butler, Thomé Young, Samuel Archibald, Antonine Maillet, Angèle Arsenault, Daniel Bélanger, Joseph Edgar, Les Païens, Caroline Savoie, Joey Robin Haché, Florian Chiasson, Calixte Duguay, Kenneth Saulnier, Lina Boudreau, Ronald Bourgeois, Jac Gautreau, Stef Paquette, Cayouche, Patrice Michaud, Denis Richard, Sandra Lecouteur, Viola Léger, Gérald Leblanc, Herménégilde Chiasson, Jean-Philippe Raiche, Guy Arsenault, Marie-Jo Thério, Jean-Paul Daoust, Dominic Langlois, Marc Chops Arsenault (mais pas Natasha St-Pier, prend-il bien soin de nous préciser).
Voilà son Acadie, sa francophonie canadienne. Ces références servent à assurer son authenticité au lecteur qui en douterait et également à placer certaines thématiques proprement acadiennes. En premier lieu : la langue, parce que ça aussi, c’est dans l’ADN artistique de l’Acadie. C’est pourquoi Natasha St-Pier est explicitement bannie de sa filiation, de son Acadie ; elle parle parisien, elle. Les vrais, on les reconnaît entre autres à la manière dont leur langue est différente.
Pourtant, la langue de Robichaud — il suffit de l’entendre en entrevue ou en prestation pour le constater — n’est pas une langue qui porte les traces de la minorité. Or, dans le recueil elle le devient, authenticité oblige. Il faut faire acadien, jouer les hits.
«J’écris Moncton
Avec l’accent
Celui que tu connais pas encore
So bouche ta djeule»
«Je suis bien plus qu’un accent»
«Ma langue
Elle n’en fait
Qu’à sa tête
Maladroite
[…]
Ma langue
Ne parle peut-être pas
À tout le monde
Mais elle frenche
En crisse»
Ce maladroit refrain du frenchage revient à 4 reprises…
La généalogie tracée et l’accent revendiqué, on sait qu’on est en présence d’un guide authentique pour parcourir les routes de l’Acadie.
Voyage géographique
La poésie acadienne a fait de l’évocation/invocation des lieux un thème à part entière. L’Acadie a été rayée des cartes en 1713 et depuis, sa poésie passe son temps à nommer les lieux pour se rassurer qu’elle est encore quelque part. Ici aussi Robichaud s’inscrit dans la mouvance, prend la relève du travail des générations antérieures. Il pousse la logique à son terme.
La structure du recueil prend la forme du voyage. Il y a des routes (qui divisent les sections), des textes longs où l’on s’arrête pour faire le touriste, des textes courts où l’on s’arrête seulement faire une pause pipi. Mais globalement, le paysage qui se dégage d’Acadie Road est très sommaire; il y a énormément d’espace blanc sur les pages. La lecture terminée, on a l’impression que Robichaud n’arrive pas souvent à mettre les mots sur ce qu’il voit, ou que les mots qu’il trouve sont trop banals, qu’ils ne bousculent rien. Les lieux demeurent vides, transparents, interchangeables ou incomplets :
«À Dieppe
On change pas le monde
Mais»
«Y reste pu grand-chose
De Louisbourg
Mais comme Port-Royal
Maudit que c’est beau»
«Je ne suis pas resté suffisamment
À Par-en-Bas
Pour en parler
Je reviendrai»
«À Bonaventure
Le musée des Acadiens du Québec
Et tellement plus que ça»
«À Matapédia
On apprend à jouer du piano
À Campbellton
Je trouve ça beau»
On remarque aussi que Robichaud n’arrive pas à regarder le monde autrement que par des yeux acadiens — autre leitmotiv de la littérature acadienne. Il ne voit rien d’autre que l’Acadie sur sa route. Il part en voyage, mais toujours à la recherche de lui-même, de ses semblables, de sa tribu qu’il nous a si exhaustivement énumérée. Dès qu’il se heurte à l’Autre, il bloque, devient incapable d’en dire quelque chose de substantiel. L’Autre a le fâcheux défaut de ne pas être comme lui et c’est tout ce qu’il juge important de souligner.
«À Woodstock
J’arrête
Demande
C’est où l’Acadie
Not here
Qu’elle répond
Derrière son Times and Transcript
Jusqu’à preuve du contraire
Elle a raison»
«Sur la route du NB francophone
On arrête souvent chier
Au Irving
À Miramichi»
«À St. Andrews by-the-Sea
C’est paradisiaque
Mais plus anglais
Que paradisiaque»
«À Riverview
On dit pas très fort
Qu’on vient
De Riverview»
«Je n’ai rien à dire
Sur Florenceville»
«À Sussex
Ouf»
«On va pas à Saint-Jean»
Vous conviendrez que comme carnet de voyage, on a vu mieux. C’est même un peu gênant de xénophobie. Un anglophone publierait l’équivalent à propos de l’Acadie qu’on crierait au scandale. Une chance que les Anglos s’en foutent de la poésie acadienne!
Il y a néanmoins quelques bonnes trouvailles, qui en quelques mots décrivent la tragique réalité d’un lieu :
«À Dalhousie
On refait le plein
De la Baie-des-Chaleurs
Avec le vide du paysage
Que remplissait le moulin»
Ou encore un poème sur le homard de Shédiac et Caraquet qui est plutôt drôle. Mais d’autres passages sont carrément gênants de maladresse adolescente :
«Caraquet-Tracadie
St-Quentin-Kedgwick
Israël-Palestine
À quand la réconciliation»
On est loin de l’intifada et de la bande de Gaza en Acadie. Ce n’est pas drôle. C’est le degré zéro de la finesse d’analyse.
Et il y a, enfin, l’inévitable Moncton, que Guy Arsenault et Gérald Leblanc ont érigé comme capitale culturelle.
«Au quotidien
J’écris Moncton
And who cares
Who gives a fuck»
Et sur ce dernier point, j’ai malheureusement envie de lui donner raison. Robichaud passe plus de temps à nous raconter qu’il écrit des lieux qu’à les écrire pour de vrai. Au final, on termine son recueil en sachant qu’il a pris la route, mais sans avoir l’impression d’avoir fait la route avec lui tant il n’arrive pas à coucher des images fortes sur papier, à rendre vivants les lieux qu’il visite, à dire quelque chose de leur âme, de leur singularité. On reste dans la première impression. Un paysage qui ne fait que défiler, vu exclusivement depuis le volant d’une voiture.
Ce recueil est un pur produit commercial acadien qui fait tout ce qu’il faut pour plaire, qui reprend tous les codes de la marque de commerce AcadieTM, qui est acadien dans ses moindres recoins. Comme le énième chapitre d’un film de superhéros comme Hollywood ne cesse d’en faire dernièrement. C’est sans doute ce qui explique son succès considérable. Il assure le lecteur qu’il a entre les mains un produit authentiquement acadien ; il vend l’Acadie comme un produit commercial. Au final, on fait le voyage sans risquer le dépaysement, on sait à quoi s’en tenir.
Comme produit commercial, c’est un succès indéniable. Comme produit acadien, c’est une synthèse à point. Mais en pensant emprunter les chemins les plus sûrs de la modernité artistique acadienne, Acadie Road fait fausse route. Le résultat est une Acadie bien acadienne, mais figée, stéréotypée. Acadie Road illustre à merveille le cul-de-sac qui guette l’AcadieTM. C’est peut-être là la plus grande pertinence de ce recueil.
À propos…
Mathieu Wade est sociologue. Il est chargé de cours au Département de sociologie et criminologie de l’Université de Moncton et chercheur à l’Institut d’études acadiennes.