Quand la nouvelle a fait le tour du monde que l’avortement aux États-Unis pourrait être bientôt prohibé, je ne m’attendais pas à une telle réaction de stupéfaction. Après tout, des féministes des États-Unis prédisaient cette nouvelle depuis 20 ans, et la radicalisation de leur Cour suprême et l’évangélisation du Parti républicain n’ont fait que gagner de la vitesse dernièrement.
La réaction au Canada a également été surprenante. La réaction immédiate des médias et de personnages publics était de craindre qu’il y aurait un effet contagion sur le Canada. Vu les différences sur ce sujet, et à bien d’autres plans, entre les deux pays et nos populations, j’attribue cette réaction surtout à l’insécurité canadienne et à l’amorphitude des médias canadiens et du mouvement féministe canadien.
A-t-on cru que le Canada serait infecté aux frontières, comme pour un virus?
Sommes-nous si insécures, si peu connaissant(e)s de notre système, que nous ne savons pas faire la part des choses?
Devrions-nous également nous inquiéter que les femmes au Canada risquent de devoir porter le burqa ou le voile intégral, comme l’Afghanistan vient de l’imposer?
Et pourquoi il n’arrive jamais qu’on se questionne si «l’effet contagion» fera en sorte que le Canada suivra l’exemple des pays qui ont adopté la gratuité de la contraception, la parité dans les postes de pouvoir, le revenu minimum garanti ou l’avortement libre et gratuit?
Nos médias et nos politiciens n’avaient pas à attendre cette nouvelle venant du Sud pour se préoccuper du droit à l’avortement des Canadiennes. Il y avait amplement matière à nouvelle pour une raison toute canadienne. Mais peut-être, hélas, cela ne vaut pas une nouvelle «toute faite» avec son mot-clic provenant des United States?
Le sujet négligé qui n’est pas à l’agenda canadien est l’écart entre le droit et l’accès réel à l’avortement, entre ce qui est dit et ce qui est vécu. Cet écart est grand au Canada, surtout dans les provinces conservatrices, surtout dans les régions non-urbaines. Il est devenu le terrain de jeu de ceux qui méprisent le droit des femmes, c’est-à-dire les gouvernements provinciaux malveillants ou indifférents et les groupes anti-avortement. Si les femmes et les droits des femmes pesaient leur poids dans l’échiquier politico-médiatique canadien, cette question aurait été résolue il y a un certain temps.
Tout cela étant dit, je suis d’accord que le Canada sera en effet affecté par les dérives anti-femmes des États-Unis.
Il se peut que leur crise ne sera pas gaspillée et que le Canada saura saisir l’occasion. Parce que leur crise pourrait vraisemblablement servir à avancer notre accès à l’avortement.
Le jour où la nouvelle des États est tombée, le premier ministre Justin Trudeau a eu pour réaction d’affirmer que «Le droit de choisir est un droit de la femme. Point final». Il a demandé à ses ministres d’étudier comment garantir ce droit «pas seulement maintenant, mais sous n’importe quel autre gouvernement dans l’avenir». Et, peu après, il a annoncé le financement, à coup de millions, de projets dirigés par des organismes féministes en vue d’améliorer l’accès à l’avortement.
La grande majorité des réactions ont été aussi réconfortantes.
Quand, dans la foulée de la couverture canadienne de la nouvelle états-unienne, le premier ministre du Nouveau-Brunswick, Blaine Higgs, a rappelé qu’il est «pro-vie» (un terme propagandiste signifiant «favorable au contrôle étatique du corps des femmes»), cela n’a pas laissé personne indifférent comme par le passé. Cette fois, c’était flagrant. Nous sommes en présence d’un patriarche qui se croit en droit de prêcher et de pratiquer sa religion dans ses fonctions officielles – disons comme un Républicain évangéliste.
D’ailleurs, il y a à peine un mois, on avait noté que le message officiel de Pâques de Blaine Higgs était particulièrement fervent et inapproprié : «En cette fête de Pâques, célébrons la résurrection du Christ, le cœur rempli de gratitude et de bienveillance pour la nouvelle vie et l’amour indéfectible qu’il nous offre librement. Je vous offre une prière de paix, d’espoir et de renouveau.»
La sortie du Regroupement féministe du Nouveau-Brunswick en réaction à la profession de foi «pro-vie» de Higgs était formidable et empreinte d’un nouveau ton d’indignation qui émerge au Canada. Le Regroupement a affirmé que : «Refuser le droit fondamental aux femmes et aux minorités de genre de décider ce qu’elles font de leur corps, au point de mettre leur vie en danger, ce n’est pas être « pro-vie »». C’est plutôt «faire passer ses convictions personnelles avant le bien-être des gens, sans aucun respect pour les avancées législatives de ces 50 dernières années…ses convictions personnelles « pro-vie » influencent directement sa capacité à gouverner et à prendre les meilleures décisions pour la population qu’il sert. Son refus d’entendre les multiples organismes de défense des droits de la personne sur la question des droits sexuels et reproductifs n’est pas basé sur des arguments économiques, comme il le prétendait jusqu’alors, mais bien sur une idéologie voulant restreindre le droit des femmes et des minorités de genre à disposer de leur propre corps.»
Il faut cultiver cette belle et juste indignation. Il faut apprécier à quel point il est outrageux de tolérer ce que les Canadiennes tolèrent quand ça vient aux droits des femmes.
Imaginez qu’un premier ministre affirmait quelque chose comme : «Je suis d’avis que les personnes de telle couleur ou de telle orientation ont les mêmes droits que moi, sauf quand il est question de leur autonomie personnelle.»
Indignons-nous, bon sang!
La tolérance des infractions aux droits des femmes est telle que, pendant des décennies après la décision Morgentaler en 1988, des provinces, dont le Nouveau-Brunswick et l’Île du Prince-Édouard, ont refusé de s’y plier, et ce, sans conséquences. Le Canada a haussé les épaules. Bien sûr, les services de santé sont une responsabilité provinciale, mais il y a des actions que le fédéral n’a pas prises pour assurer un réel accès et il y a d’autres actions reliées à la santé des femmes que le fédéral ne contemple même pas, comme la gratuité des méthodes de contraception.
L’accès à l’avortement demeure plus facile en région urbaine et dans certaines provinces. La moitié de la centaine d’hôpitaux canadiens qui pratiquent l’avortement se trouvent au Québec. Plusieurs provinces ont peu de cliniques. La situation du Nouveau-Brunswick est empirée par le refus des gouvernements successifs de défrayer le coût des avortements pratiqués ailleurs que dans un hôpital. À part cette politique coûteuse et contraire à la bonne pratique médicale, l’accès au Nouveau-Brunswick est comparable à la plupart des autres provinces : c’est-à-dire qu’il est inadéquat. Le Nouveau-Brunswick compte trois hôpitaux qui pratiquent l’avortement chirurgical, ce qui est le même nombre que le Manitoba et davantage que quelques autres provinces. Le Nouveau-Brunswick a été la première province à offrir la pilule abortive.
Le facteur temps est très important lorsqu’une personne recherche un avortement, et les contraintes à l’accès font que nombre de Canadiennes ne peuvent pas exercer leur «droit». Mais admettons aussi qu’il est difficile d’avoir un portrait, provincial ou national, de l’exercice effectif par les femmes de leur droit à l’avortement, parce que les gouvernements et les services de santé n’offrent pas de données, et parce que le mouvement féministe est peu présent.
À propos…
Rosella Melanson est Acadienne, blogueuse et activiste. Elle a une formation en travail social, en journalisme et en technologie de l’information. Elle a surtout été à l’emploi du Conseil consultatif sur la condition de la femme au Nouveau-Brunswick. À la retraite, elle voyage et écrit, et quand elle est au Nouveau-Brunswick, elle est commentatrice politique.