L’autrice a rédigé ce texte pour présenter deux bandes dessinées controversées à sa petite nièce.
Salut ma p’tite Choupette!
Ok, tu es de moins en moins petite, mais tu resteras toujours ma Choupette, même quand tu seras assez grande pour te poser des questions de grands. Tu t’en poses peut-être déjà? Ce sont les adultes qui décident que les enfants sont «trop petits pour comprendre». Mais qui sait qui est «trop petit pour comprendre»? Ce n’est pas les adultes, par hasard, les «trop petits pour comprendre»…ou plutôt ceux qui ne veulent pas comprendre? Pour te parler de ces questions dont les grands ont si peur de parler parce qu’elles sont trop compliquées (ou de ces questions qui sont compliquées parce que les grands n’osent pas en parler), je t’ai envoyé deux bandes dessinées : Le Lotus Bleu (Tintin) et Chasseur de primes (Lucky Luke).
On trouve Lucky Luke un peu raciste. C’est peut-être vrai. Ces livres ont été dessinés à une époque où les gens pensaient autrement. Un peu comme quand toi et moi nous avions 4 ans par exemple. Tout le monde apprend avec le temps et il ne faut jamais arrêter! C’est vrai aussi pour les artistes et pour les écrivains.
À vrai dire, Lucky Luke peut nous sembler plus problématique que d’autres bandes dessinées. Toutefois, il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une parodie, voire d’une moquerie d’un style de film très sérieux, qui était truffé de clichés racistes. Ces films, que nous connaissons comme étant les westerns, ont été très populaires entre les années 1940 et les années 1970 et ont même fait les beaux jours de réalisateurs comme John Ford et Sergio Leone sans oublier les acteurs tough comme John Wayne ou Clint Eastwood.
Ces films étaient tous mis en scène dans un décor désertique et rocheux, comme si tout le grand ouest américain ressemblait au Monument Valley en Utah. Pourtant, dans le vrai Far West, même s’il y a des roches, des déserts et quelques cactus, il y a des grands champs, des montagnes, des rivières et des forêts. Mais tout ne s’arrête pas aux rochers du Monument Valley! Dans ces vieux films, tous les Mexicains font la sieste sous leurs grands chapeaux et tous les Indiens ont un bandeau de cuir avec une plume sur la tête. Voilà quelques exemples de stéréotypes.
Dans Lucky Luke aussi, les Indiens ont tous une plume sur la tête et les Mexicains font, encore une fois, la sieste sous leurs grands chapeaux…mais avec un peu moins de naïveté. Dans les westerns plus sérieux, par exemple, des petites villes toutes coquettes sortent de la prairie et sont vouées à un avenir glorieux. À la fin de Daisy Town, comme dans la vraie vie, les habitants de ces petites villes toutes cutes partent très vite à la recherche de richesses ailleurs dès qu’on leur dit avoir trouvé de l’or. Ces villes sont arrachées aux autochtones pour y faire des gains et sont aussi vites abandonnées pour les mêmes raisons. Les grands autour de toi parlent peut-être encore d’une ville qui s’appelait Fort McMurray (s’ils s’en souviennent!)? C’est une ville qui a apparue et disparue aussi vite que Daisy Town.
On peut se consoler en se disant que Lucky Luke se moquait de tout cela, mais, moquerie ou pas, ce n’est pas assez de savoir que les vrais autochtones sont différents de ceux que l’on retrouve dans Lucky Luke ou dans Tintin. Il faut chercher à savoir qui sont les vrais «Indiens». Sommairement, les «Indiens» dans Lucky Luke et dans les vieux westerns sont des Apaches, des Cheyennes et des Sioux. Ces derniers habitent encore l’Ouest Américain.
Un vrai «Indien», qui a vécu à l’époque de Lucky Luke justement, c’est Sitting Bull (Taureau assis en anglais ou Tȟatȟáŋka Íyotake en Lakota). C’était un grand guerrier qui a mené son peuple vers une grande victoire à la bataille de Little Bighorn. Il a ensuite été poursuivi toute sa vie par l’armée américaine. Il a même dû se réfugier au Canada pendant quelque temps…il a finalement été assassiné lors du massacre de Wounded Knee. Depuis, il est devenu un grand symbole de résistance et aujourd’hui, plus de cent ans après sa mort, on voit encore sa photo sur des affiches et des t-shirts. J’avais ton âge quand j’ai entendu parler de son histoire pour la première fois dans une émission éducative pour enfants.
Ici, en Acadie, on a des Mi’kmaq et des Malécites qui existent encore et à qui on devrait parler plus souvent. Ils nous ont sauvé lors de la Déportation de 1755. Ailleurs comme ici, les peuples autochtones ne veulent plus être caricaturés. Ils veulent retrouver leur culture et renouer avec leurs traditions. C’est en s’intéressant à leurs traditions qu’on arrive à comprendre toute la profondeur, l’intelligence, la finesse ; l’importance de les préserver (car les autochtones ont failli tout perdre) et la raison pour laquelle il faut être choqué de voir de telles représentations dans un livre. J’ai beau être blanche, moi aussi je grince des dents en voyant l’homme-médecine avec une tête de Frankenstein.
Je pourrais t’envoyer n’importe quel Lucky Luke, mais c’est Chasseurs de primes que j’ai décidé de t’envoyer. Pourquoi? Parce que ce livre parle aussi de façon intelligente d’une injustice très réelle et qui peut être difficile à comprendre pour les blancs : le profilage racial. Un chasseur de primes, c’est quelqu’un qui livre des gens recherchés par la justice pour collecter l’argent (la prime) peu importe si la personne arrêtée est coupable ou non. Les gens comme Elliot Belt ne sont donc vraiment pas aimés et se font beaucoup d’ennemis. Dans cette histoire, un cheval est volé et son propriétaire, M. Fortworth, blâme son serviteur cheyenne, un dénommé Teaspoon, sans raison valable et offre 10 000 $ pour sa capture. Pour autant d’argent, Elliot Belt ferait n‘importe quoi, même causer une guerre avec les Cheyennes…alors que Teaspoon n’a jamais volé le cheval! Mais cela, Elliot Belt s’en souci peu.
Ce que font Belt et Fortworth en blâmant Teaspoon juste parce qu’il est d’origine Cheyenne, c’est du profilage racial. Il s’agit d’une manifestation du racisme qui se produit encore trop souvent. Des gens sont accusés de crimes qu’ils n’ont pas commis ou ils sont punis plus durement que les Blancs pour un même crime à cause de la couleur de leur peau, de leur religion ou juste parce qu’ils sont pauvres (ce dernier est un exemple de profilage social). Il y a même des gens qui sont tués par la police sans que leurs assassins ne soient jamais punis. Encore de nos jours, bien des policiers américains devraient écouter la chanson de Lucky Luke dans Daisy Town.
There are guys who, go figure,
Have a problem with a gun
And a finger on the trigger
Can be dangerous, hurt someone
But problems solve much better
By keeping calm and true!
My horse and me keep ridin’
Aint’ nobody’s fool!
Y a des gars, j’sais pas pourquoi
Y ont un problème de fusil
Le doigt sur la gâchette
C’est dangereux, faire mal à quelqu’un!
On règle bien mieux ses problèmes
En se calmant les nerfs
Mon cheval pis moi on s’promène,
J’suis le cave de personne!
Une autre réalité triste qu’on aborde un peu dans cet album, c’est l’alcoolisme. Des gens trop tristes peuvent se mettre à boire trop, beaucoup trop d’alcool ou prendre des drogues pour se sentir un peu mieux. C’est ce qu’on appelle l’alcoolisme ou la toxicomanie. D’ailleurs, matante t’en a parlé quand tu m’avais dit que je fumais trop. Tu avais raison de m’en parler et je t’ai même remerciée après avoir un peu changé mes habitudes. Tu vois! Tu le sais que tu es assez grande pour avoir des questions de grands et pour recevoir des réponses de grands.
Pourtant, l’alcoolisme n’est ni une preuve de faiblesse, ni une honte, ni une maladie réservée à un groupe ethnique. C’est encore moins une raison de se moquer de quelqu’un. C’est une maladie qu’il faut soigner. Quand matante a dû changer ses habitudes, c’est, entre autres, avec des autochtones qu’elle a parlé parce que, justement, beaucoup d’entre eux sont passés par là et en parlent avec moins de tabous et de préjugés que bien des Blancs.
Passons maintenant au Lotus Bleu. C’est un vieux livre (presque cent ans)! C’est un des tous premiers livres que Hergé a dessinés et, jusqu’au Lotus Bleu, il faisait peu de recherches avant d’imaginer les voyages de Tintin dans des pays où il n’était jamais allé. Il a donc décrit l’Amérique, l’Égypte et l’Inde de façon pas très réaliste. Quand Hergé a annoncé que Tintin irait faire un voyage en Chine, un lecteur lui a écrit une lettre pour lui dire de bien se renseigner sur la Chine, la vraie, avant de dessiner n’importe quoi.
En 1936, la Chine avait de gros problèmes. Des pays puissants comme la France et les États-Unis s’étaient taillé des concessions dans les grandes villes chinoises, des quartiers réservés aux Blancs où les Chinois eux-mêmes n’avaient pas le droit d’entrer. L’Angleterre y vendait beaucoup d’opium, une drogue très puissante qui créait beaucoup de problèmes et qui en crée encore de nos jours. Le Japon avait envahi un grand morceau de la Chine et se préparait à envahir le reste. Quelques années plus tard, en 1939, la France et la Belgique, pays de Tintin, rappelons-le, allaient elles-aussi être envahies par l’Allemagne. L’Angleterre, les États-Unis, la Russie, la Chine (et le Canada aussi) se sont battus contre le Japon, l’Allemagne et l’Italie. C’était la Deuxième Guerre mondiale.
Avant tout ça, le lecteur dont je te parlais plus haut avait présenté Hergé à un étudiant chinois appelé Tchang Tchong Jen. Les deux devinrent très vite des amis. Hergé a même fait de Tchang un personnage du Lotus Bleu et de Tintin au Tibet. Le racisme est un grand problème qui existe depuis la nuit des temps et ce n’est pas ta matante Minoune qui va trouver une solution simple. Toutefois, je pense qu’Hergé et Tchang ont trouvé un début de résolution : l’amitié.
L’amitié, il n’y en a pas beaucoup entre les Acadiens et les Mi’kmaq. En tout cas, pas de nos jours. Les Acadiens ne vont jamais sur leurs réserves…sauf pour acheter des cigarettes, toujours avec une certaine jalousie parce qu’on dit qu’ils ne paient pas de taxes (ce qui n’est pas tout à fait vrai). Mais est-ce que c’est si bon finalement, d’avoir quelque chose qui cause le cancer pour moins cher que les autres? On apprend à l’école qu’ils nous ont caché pendant la Déportation. Leurs traces sont toutes autour de nous avec les noms de nos villages et nos rivières comme un souvenir à moitié oublié : Miramichi, Tracadie, Pokemouche, Bouctouche…
Quand j’allais encore à l’école (quand j’étais plus petite), il s’est passé des choses graves. Les Mi’kmaq avaient obtenu le droit de pêcher le homard l’automne, comme ils le faisaient avant l’arrivée des Blancs. Les Blancs, eux, pêchent le homard au printemps. On avait toujours dit aux Blancs qu’il ne reste pas beaucoup de homard, qu’il faut le conserver et pas faire de surpêche. Les Mi’kmaq étaient pauvres, mais les travailleurs acadiens de la pêche l’étaient aussi et craignaient de devenir encore plus pauvres. On entendait souvent dire «ils payent pas de taxes», «ils vivent aux frais du gouvernement», «ils ont été conquis, qu’ils arrêtent de tanner»…jusqu’à ce qu’on voit la police essayer de couler leurs bateaux et qu’on soit tous scandalisés. Droits de pêche ou pas, on n’avait jamais vu la police se conduire si mal. Ce n’était pas le premier conflit, la première grève ou la première émeute qu’on avait vu en Acadie pourtant. Est-ce que ça se peut que la vie des Mi’kmaq soit beaucoup plus difficile qu’on se le dit entre Acadiens?
Si ceux qui connaissent l’histoire des Premières Nations et les ceux qui ont suivi de graaaands cours dans des graaaandes universités avec des graaaands professeurs n’essayent même pas d’apprendre la vérité aux gens qui font circuler de telles idées, comment peut-on s’attendre à ce que des gens moins éduqués, moins riches, qui n’ont jamais pu se payer un voyage dans un autre pays et qui ne savent même pas épeler “Attawapiskat” correctement, pourraient arriver à comprendre tout cela? On aurait dit qu’ils sont trop ignorants, trop arriérés…bref, trop petits pour comprendre et pourtant.
Je me souviens d’être allé, à l’invitation de ta grand-mère (tu te souviens de ta mémère Sonier?), à un pow wow à Burnt Church. J’y étais allé avec Mémére, Pépére, mon oncle pis ma tante et j’ai adoré l’art, les danses, les costumes…tellement de chose que je n’aurais pas pu apprendre dans un livre de sociologie. Tellement de choses qui ne se lisent pas, mais qu’on doit vivre. J’ai dansé avec eux et quand je suivais mal le beat, une jeune Mi’kmaq, à peine plus jeune que moi à l’époque s’est mise à danser à côté de moi pour me guider. Je ne me souviens même plus si je lui ai demandé son nom, mais par un simple sourire ou un geste de tête, elle arrivait à me faire comprendre si je dansais bien ou non.
Elle avait le regard indulgent et enthousiaste de quelqu’un qui sait que l’autre ne connaît pas tout, mais qui est ravi de lui apprendre. Même si l’histoire et les cimetières sont pleins d’atrocités qu’on leur a fait subir, j’ai vu aucune amertume, aucune haine. Juste l’envie de partager un savoir qu’on a voulu faire disparaître par ignorance. J’espère franchement avoir le même regard quand je parle de l’Acadie à mes amis anglophones…et j’espère qu’à ce moment-là, au pow wow de Burnt Church en 2007, j’avais le même sourire et le même regard que les gens, anglophones ou autres, ont quand je leur parle de l’histoire et de la culture acadienne.
Ça ne s’apprend pas dans des livres être amis! Je dirais même que plus on lit de livres, plus on connaît tous les détails horribles de l’histoire des autres et plus on peut en devenir paralysé. On n’ose pas parler aux autres parce qu’on craint de dire quelque chose de stupide ou on est gênés, comme moi. D’une façon, on se sent coupables. Des gens réagissent à cette culpabilité par le déni et on leur demande de ne pas en parler. C’est normal. Tous les peuples qui en ont fait souffrir d’autres se sentent coupables. Au Japon, les gens ont encore de la difficulté à parler de l’occupation de la Chine à l’époque du Lotus Bleu, tout comme on a du mal à admettre le mal fait aux Premières Nations. C’est normal, mais il ne faut pas s’arrêter là.
Apprendre à aimer les gens différents, c’est quelque chose qu’on fait tout au long de sa vie, quitte à devoir dire «je m’excuse» quand on se trompe.
À propos…
Cynthia Sonier est originaire de la Péninsule acadienne et habite aujourd’hui à Moncton. Après ses études à l’Université de Moncton, elle s’est lancée dans la BD en 2010 et publie ses œuvres sur son compte Instagram (@like_mimi_like) et sur Tapastic.