Parler mal de Bianca Richard et Gabriel Robichaud ou comment mettre en mot un sentiment qui nous prive de mots – Laurence Arrighi

Au cours de l’hiver dernier, le théâtre l’Escaouette a offert en salle ou en ligne, selon les consignes sanitaires du moment, une série de lectures d’œuvres issues du Festival à haute voix. Parmi ces lectures au programme, une avait attiré mon attention de sociolinguiste, celle d’un texte intitulé Parler mal signé par Bianca Richard et Gabriel Robichaud. Plusieurs mois après cette représentation visionnée seule sur mon écran d’ordinateur, c’est comme sociolinguiste et non comme critique dramaturgique ou encore comme spectatrice «ordinaire» que je vais essayer de rendre de cette œuvre. Autrement dit, c’est la transposition théâtrale de notions qui sont au cœur de mon travail scientifique qui m’intéresse ici, avant tout celles d’insécurité et de légitimité linguistiques et aussi la notion plus sociologique d’habitus (pour faire très simple «une manière d’être»).

Je reviendrai sur ces notions mais commençons par donner quelques informations factuelles sur l’œuvre commentée. Parler mal prend la forme d’un docu-fiction, où le vécu semble quand même nettement l’emporter sur la fiction mais qu’en sais-je au fond? Je suppose aussi que beaucoup de monde ici se reconnaitra dans ces tranches de vie. Parler mal, tel que je me l’imagine, nous propose des «scènes choisies» du parcours de vie de deux jeunes artistes originaires du Sud-est du Nouveau-Brunswick, la comédienne Bianca Richard et le poète Gabriel Robichaud. Le texte est porté à la scène par une mise en lecture de Katia Talbot, professeure en arts dramatiques de l’Université de Moncton et scénographe.

En plusieurs scènes/tableaux, sous forme de monologue parfois, de dialogue également, en faisant aussi largement usage de citations de phrases qui les ont marqués, de «phrases-claques» (D’où est-ce que tu viens pour parler de même? Il est donc bien bizarre ton accent! Oh quel bel accent!), Bianca Richard et Gabriel Robichaud creusent le cheminement d’un sentiment, d’une pensée obsédante, d’un habitus qui finit par t’habiter quand tu es une personne en milieu linguistique minoritaire. Ce sentiment qui t’enserre, t’empêche de parler quand tu voudrais, quand tu devrais le faire. Ce sentiment qui te donne chaud, qui te rend rouge, qui te fait balbutier, trébucher quand tu dois parler. Ce sentiment qui te conduit à avoir honte (honte de qui tu es, honte de ton milieu, honte d’une chose avec laquelle tu es pour ainsi dire né : ta façon de parler). Un sentiment si profond, si inconfortable, si malaisant que tu peux nier en souffrir alors même que tu le sais présent. Oui ce sentiment d’où vient-il? Comment se développe-t-il? Comment se manifeste-t-il? Et, ultimement peut-être quand et comment se termine-t-il (se guérit-il)? Voici les questions, peut-être apparemment simples en réalité fort complexes que se posent Bianca Richard et Gabriel Robichaud.

C’est toute la problématique de ce que les linguistes ont appelé l’insécurité linguistique qui se joue là.

Crédit photo : Festival du jamais lu.

Justement que nous apprennent les linguistes?

L’insécurité linguistique, tu ne né pas avec, tu n’inventes pas tout seul que tu parles mal, que ta langue n’est pas une langue comme l’explique le sociolinguiste spécialiste de situations postcoloniales, Louis-Jean Calvet (1999). En revanche dès tes premiers pas de locuteur, elle te guète et peu à peu te tombe dessus, t’accable. C’est un enseignant qui te dit que ce que tu dis à la maison et bien «ça ne se dit pas», que «ce n’est pas français». C’est une voisine qui te fait répéter et répéter sans que toi tu comprennes ce que tu dis de mal. Ce sont des gens qui épinglent ta différence, parfois pour en faire la louange mais toujours de façon un peu condescendante (le touriste d’une francophone plus centrale que la tienne qui se régale de ta façon de parler tellement typique). Plusieurs scènes de vie sont narrées dans Parle mal, de celles qui construisent l’insécurité linguistique. Le moindre des mérite du travail de Richard et Robichaud est donc d’insister sur cette dimension construite, cette dimension en perpétuelle construction et reconstruction de ton insécurité linguistique.

Les linguistes sont appelés à la rescousse, et non des moindre, Annette Boudreau une chercheuse qui dans le milieu des sociolinguistes a vraiment pu montrer la puissance heuristique du terrain acadien pour mieux comprendre des concepts clés de la discipline, dont justement l’insécurité linguistique. Isabelle Violette qui dirige le Centre de recherche en linguistique appliquée de l’Université de Moncton et qui a pu voir dans son parcours de recherche comment les relations intergroupes étaient fondées sur des jugements sur la langue des autres.

Annette Boudreau revient sur la dimension construite de l’insécurité linguistique. Elle revient sur l’insécurité linguistique comme une seconde nature, une manière d’être au monde finalement qui t’accompagne à chaque pas. Celle qui a proposé dans un ouvrage très investi que «comprendre la construction d’un habitus nécessite un retour dans le temps » (2016 : 46) confirme ainsi que nos auteur, autrice sont sur la bonne voie. Tu ne dois pas voir l’insécurité linguistique uniquement comme un résultat mais aussi comme un processus.

Si c’est le monde extérieur qui te rend insécure quelle part prends-tu dans cette construction? Isabelle Violette, citant un sociologue, propose que l’insécurité linguistique est la résultante qu’une quête inaccomplie de légitimité linguistique. Assurément cette dimension éclaire nos Bianca Richard et Gabriel Robichaud. Qu’est-ce que la légitimité, qu’est-ce qu’être légitime? La notion est moins creusée que celle d’insécurité mais on pourrait dire simplement, en se fondant, sur le sens du mot qu’est légitime celui, celle qui est reconnu, comme on parlait naguère de «l’enfant légitime». Il est reconnu, a une existence légale, finalement il a le droit de pleinement exister. Serait-ce finalement cela, pourrait-on sortir de l’insécurité linguistique en étant reconnu, compris et aimé? Peut-on en sortir ainsi? Je ne le sais pas mais il faut essayer…et ce qui est certain c’est qu’il est bon d’en parler.

Dernière précision en forme de post-scriptum, Parler Mal est une œuvre en chantier. L’œuvre à laquelle j’ai réagi et celle telle qu’elle a été présentée le vendredi 5 février 2021, nul doute que depuis elle a cheminé, bifurqué, s’est densifié.

Nul doute que Parler mal est une œuvre qui se cherche, cherche sa voie/voix pour parler de façon vécue mais aussi nuancée et éclairée d’un sujet qui, devenant d’actualité gagne en popularité (ce qui est bien, il faut en parler) ce qu’il pourrait perdre en précision, en subtilité (quand il restait un concept scientifique). Le moindre des mérites de Parler mal est de chercher le bon ton, la bonne façon ou plutôt les bons tons et bonnes façons puisque les voies/voix sont plurielles. Ne pas caricaturer, ne pas trop simplifier des notions complexes, prendre acte de la recherche et de ses avancées dans la réflexion sur le sujet (ayant commencé à y penser bien avant la société civile, la recherche sur l’insécurité linguistique notamment est largement plurielle, complexe, nuancée). En la matière, une dernière chose que ce post-scriptum me permet de préciser Parler mal ne sombre pas dans le relativisme, ne fait pas l’éloge béante de la diversité face au «méchant standard» car l’écueil à éviter quand on aborde ce sujet c’est vraiment cette facilité de penser qui consiste à poser, sans analyse des rapports de pouvoir qui traversent toute société, que tout se vaut partout et en tout lieu. Je reconnais là peut-être le rôle de mes collègues et j’encourage les deux artistes à persévérer sur le chemin initié.


Annette Boudreau (2016) À l’ombre de la langue légitime, Paris, Garnier.

Louis-Jean Calvet (1999) Pour une écologie des langues du monde, Paris, Plon


À propos…

Laurence Arrighi a mis pour la première fois les pieds en Acadie il y presque 20 ans et depuis près de 15 ans enseigne la linguistique à l’Université de Moncton. Avec ses étudiant.e.s elle a la chance de comprendre à quel point bien des concepts de sa discipline sont des clés pour appréhender le monde qui nous entoure, notamment en ce qui concerne les mécanismes d’inclusion, d’exclusion et de différentiation des personnes sur base linguistique.

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