« Elle est morte. Réveillez-vous. » – Isabelle LeBLanc

Voilà le message affiché sur un panneau en Inde faisant référence au viol de Jyoti Singh Pandey. Alors qu’elle est demeurée « innommable » par la plupart des médias en Inde (Hota, 2013), vous vous rappelez peut-être d’elle comme la femme qui a fait les manchettes internationales qui déploraient son gang rape. Une jeune femme de 23 ans qui, le 16 décembre 2012, a pris un autobus privé en fin de soirée accompagnée d’un ami et cette action, qui peut paraître banale, a pourtant mené à sa mort. Je précise qu’elle était accompagnée d’un homme, comme l’ont fait la plupart des médias qui ont couvert cette histoire, car il semblerait qu’encore aujourd’hui, une femme peut être jugée pour prendre un autobus « seule » en fin de soirée. Et certains peuvent penser que cela n’est vrai qu’en Inde, mais comme un article que je viens de lire le souligne, c’est plutôt simpliste d’interpréter ce problème de violence contre les femmes comme étant un phénomène qui caractérise davantage les espaces référés comme étant dans l’axe du Sud ou autrefois appelés les zones sous-développées.

La notion de modernité est souvent utilisée comme un concept pouvant nous permettre de prendre une distance rassurante des réalités qui nous paraissent « barbares ». Un gang rape dans un autobus ça peut paraître comme une réalité d’ « ailleurs » et donc on se permet d’avoir un discours à la fois descriptif et prescriptif sur ce phénomène. En tant que personnes outrées, civilisées et vivant dans des sociétés dites « modernes », nous n’optons pas pour le « silence » sur ces crimes contre l’humanité fait « ailleurs ». Cela dit, il faudrait aussi se poser des questions sur l’utilisation du concept de modernité comme le font les Comaroff avec leur ouvrage intitulé Theory From the South or, How Euro-America Is Evolving Toward Africa (2012). Cet ouvrage nous invite à repenser l’axe de la temporalité et de l’espace, ce qui nous permet aussi de concevoir la violence contre les femmes non pas comme un problème du passé et non plus comme un problème d’ailleurs. Comme l’argumente l’anthropologue américaine Pinky Hota:

« When rapes are reported in settings such as the US, they are cast within highly exceptional circumstances or as products of circumscribed subcultures of hypermasculinity. Jyoti Singh Pandey’s rape, however, reflected the extent to which violence towards women in the Global South almost always raises questions about the larger political economy of developing nations, where violence towards women quickly become entangled with debates about countries’ enactments of neoliberal success » (Hota, 2013). Autrement dit, ce ne serait que les pauvres des campagnes environnantes nouvellement installés en ville qui violent dans les centres économiques en développement. Dans le Global South il y a ceux qui adhèrent au nouveau mode de vie néolibéral et il y a ceux qui sont « poorly integrated into circuits of capital but are also cast as containers of disavowed savagery and violence that impede India’s realization of liberal modernity » (Hota, 2013). Pourtant, dans nos sociétés où les hommes sont majoritairement intégrés à la « modernité », l’on trouve encore des exemples de violence contre les femmes. Pourquoi?

femme

Photo : Daniel Beaudry

Malheureusement, le discours dominant dans les médias qui laisse croire « qu’une femme victime d’agression sexuelle est responsable de son sort en raison de son attitude ou de son apparence physique » est encore chose commune dans notre société. Cela incite les femmes à garder le silence ou à se sentir responsables de ce qui leur est arrivé», croit Anu Dugal, directrice des programmes de prévention de la violence à la Fondation canadienne des femmes. « Les Canadiens doivent cesser de questionner et de blâmer les victimes d’agressions sexuelles et commencer à se demander pourquoi certains hommes violent des femmes » (Huffington Post Québec, le 10 juillet 2013).

Contrairement à l’Inde, ici ce n’est pas censé être un problème d’intégration au système néolibéral ni un problème de respect des valeurs démocratiques. Pourtant, au Canada comme en Inde, la violence contre les femmes existe. Ce qui semble être différent, ce sont les discours médiatiques sur le viol. Nous pouvons nous demander pourquoi les viols en Inde sont un problème lié au système alors qu’au Canada et aux États-Unis les viols sont considérés comme des cas isolés et exceptionnels qui ne révèlent pas un problème de société, tel qu’on le laisse croire pour l’Inde.

Alors que dans les discours médiatiques, l’explication principale du viol dans le contexte du Global South est que les hommes qui font preuve d’une telle violence sont le plus souvent les « pauvres des campagnes »; dans le « Nord », on a développé tout un discours sur la responsabilité des femmes à dire « non » et à se comporter de manière à ne pas inciter le viol. Autrement dit, alors que l’on problématise le système sociopolitique en Inde, ici l’on problématise plutôt les femmes. Nous sommes après tout dans une société « moderne » où les femmes sont des citoyennes à part entière alors on les « responsabilise », car elles ont la capacité de dire « non », alors que les femmes du Global South, elles, ne seraient que des victimes d’un système archaïque en développement qui a encore en son sein des « pauvres types des campagnes ».

Et bien, malgré les réalités socioéconomiques différentes, j’oserais croire que la violence contre les femmes est déplorable partout. Et que ce n’est pas toujours des « pauvres » qui violent les femmes. Ni en Inde, ni en Acadie. Et malgré les droits égaux, les femmes subissent encore des violences. Modernité or not, il faut réfléchir au fait que l’on a tellement construit un discours autour de la « libération » dans nos sociétés que l’on arrive à croire que le viol est toujours plus « sauvage » ailleurs qu’ici, car ici, les êtres sont plus libres. Qu’entendons-nous par liberté? Pour les femmes cela veut dire quoi? Libres de dire non quand un homme nous agresse? Libres de ne pas marcher seule le soir? Libres de ne pas porter une mini-jupe afin d’éviter le regard masculin? Bref, on en vient à se sentir pas si libres que ça à écouter les discours circulants sur les femmes dans l’espace public. Ce n’est pas seulement l’Inde qui doit se réveiller. La violence contre les femmes n’est pas un problème du Global South, simplement on se permet de parler ouvertement des atrocités dans ce pays qui est loin de nous, alors que les atrocités contre les femmes dans notre pays sont souvent masquées.

Comme le dit Deborah Cameron, linguiste qui travaille sur le genre : déclarer l’égalité dans le discours ne veut pas toujours dire que l’égalité existe de fait. Dans les procès de viol au Canada, le comportement des femmes incluant les vêtements portés, l’alcool consommé, la conduite sexuelle du passé et la réputation sont scrutés. L’égalité se traduit dans le fait que les femmes qui déclarent le viol au Canada « can be challenged not only to prove that they did not consent to sex, but also that they refused in a manner sufficiently direct to preclude misunderstanding » (Cameron, 2007 : 92). Autrement dit, la prévention du viol passerait par un « non » direct et ferme, sauf que les recherches en linguistiques montrent que la plupart des femmes cherchent à ne pas faire escalader la situation et utilisent davantage des stratégies discursives plus soft. Car, les femmes ont souvent peur d’être tuées dans ces situations. Alors, elles essaient de survivre en calmant l’agresseur ce qui est une stratégie discursive tout à fait légitime. Cependant, si elles ont communiqué leur non-consentement sans crier « non », le système juridique considère souvent que ce n’est pas la faute de l’agresseur, car le croisement de l’idéologie du genre et de l’idéologie linguistique fait en sorte que l’on perpétue cette idée que les hommes sont nuls en communication et ne comprennent que « oui » ou « non ». À mes yeux, c’est insupportable de faire subir aux femmes la responsabilité de prévenir le viol en leur léguant le poids de la « bonne communication » quand ça me semble plus logique de faire comprendre aux hommes de ne pas violer. Il faut absolument revoir nos discours sur le viol, car plusieurs femmes n’osent pas en parler du simple fait qu’elles n’ont pas utilisé le mot « non » et qu’elles se sentent coupables d’une agression qu’elles ont subie. Pour conclure, les femmes « are not only receiving bad advice on how to “prevent” rape, they are also being held responsible for preventing it and blamed if they do not succeed » (Cameron, 2007 : 97).

À propos…

Isabelle LeblancIsabelle LeBlanc est doctorante en Sciences du langage à l’Université de Moncton. Sa thèse porte sur l’intersection entre le genre et la langue en Acadie. Elle participe également au réseau de recherche en anthropologie à titre de membre élue de la Association for Feminist Anthropology. En plus de détenir une maîtrise en science politique de l’Université d’Ottawa, elle a également étudié à l’Université de Poitiers, à l’Institut d’études politiques de Paris et à l’Université de New York à Prague.

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