L’exposition rétrospective Éros et transfiguration présentée à la Galerie d’art Louise-et-Ruben-Cohen de l’Université de Moncton du 10 décembre 2014 au 1er février 2015 et préparée par le commissaire invité Paul Édouard Bourque présente un corpus d’œuvres de l’artiste Claude Roussel, créées durant les années 1970, qui témoigne de l’arrivée tardive, mais irrépressible, de la contemporanéité artistique en Acadie. Ces œuvres, des toiles en relief et des plastiques moulés, font partie des travaux déclencheurs et leadeurs de l’art contemporain acadien. Elles s’inscrivent dans une contemporanéité plus large et résonnent particulièrement avec certains courants artistiques américains de la même époque, notamment le pop art et le post-minimalisme. Ainsi, Claude Roussel est l’un des premiers artistes à faire preuve du plein potentiel des artistes de la région, mais aussi à ébranler, voire à déconstruire, les conventions artistiques jusque-là établies en Acadie.
De façon courante, on situe les débuts de la modernité artistique canadienne et québécoise au cours des années 1940. Malgré que certains chercheurs tentent de démontrer des signes de modernité précoces au Canada avant cette décennie, il reste que Paul-Émile Borduas et le Refus global (1948) marquent un changement artistique profond au pays. Toutefois, en Acadie, le réalisme et les thèmes traditionnels, religieux et conventionnels, mais surtout les sujets entourant le Grand Dérangement, constituent l’unique présence artistique jusqu’aux années 1950, et sont toujours majoritaires durant les années 1960. Comme l’indique la seconde partie de son titre, Éros et transfiguration, l’exposition rassemble des œuvres qui marquent une transformation non seulement chez Roussel, mais aussi, et surtout, dans le milieu artistique de la région des Maritimes, marquée par cet artiste.
Les œuvres incarnent aussi ce changement. En premier lieu, le plastique qui est moulé, la matière qui est transformée, sous-tend les bouleversements artistiques; d’ailleurs, les toiles en relief, malgré le traditionalisme des matériaux picturaux, se veulent modernes dans la mesure où la peinture sur toile frôle la sculpture et modifie ainsi son utilisation plus classique. Ensuite, les œuvres de l’artiste évoquent la laïcité tout en entrainant le déclin de la représentation figurative et en faisant entrer l’Acadie dans une modernité qui lui était inconnue. Enfin, à la brisure entre pratique artistique et thèmes traditionnels s’ajoute l’entrée de l’érotisme, ce qui est tout de même osé pour le contexte acadien de l’époque, et à plus forte raison pour Roussel puisqu’il était alors fort impliqué au sein de l’Université de Moncton, laquelle était encore étroitement liée à l’Église.
Ainsi, avec des œuvres comme celles présentées dans l’exposition, Roussel démarre et entraine une nouvelle vague artistique qui s’inscrit dans une renaissance acadienne. Celle-ci se ressent également par l’entrain d’artistes provenant de diverses disciplines, notamment en musique, mais surtout en littérature. L’affirmation identitaire acadienne des années 1970 était fortement rattachée au conflit politique, mais comme l’exprime Herménégilde Chiasson dans son essai « Moncton et la renaissance culturelle acadienne[1] », le combat politique fut en quelque sorte transporté de la scène politique à la scène culturelle où les changements sont plus profonds et peuvent bénéficier d’une pérennité plus importante.
Les progrès manifestés durant les années 1970 sont des plus marquants, et ce, particulièrement pour les arts visuels. Cependant, bien que cette décennie corresponde à une période d’émergence et de foisonnement artistiques en Acadie, c’est également le cas ailleurs en Occident. D’ailleurs, Roussel semble avoir été à l’affût des tendances et courants dominants de son époque, même que les œuvres dont il est question ici s’inscrivent dans la lignée des mouvements américains qui lui sont contemporains.
On pourrait qualifier les œuvres de l’exposition de « pop minimalistes ». Cette référence est double dans la mesure où les formes de ces œuvres rappellent le post-minimalisme alors que les matériaux industrialisés des plastiques moulés, ainsi que les couleurs vibrantes des toiles en reliefs, rappellent plutôt le pop art. D’emblée, les formes simples, quasi géométriques, mais très organiques par leur évocation érotique, puisent dans l’esthétique pure du minimalisme, tout en s’en distanciant par leur référence au corps humain. L’utilisation d’un matériau simple et malléable, soit le plastique, évoque non seulement la simplicité post-minimaliste, mais aussi la commercialisation et l’industrie de masse que le pop art utilise à des fins artistiques. Pour la première fois, avec L’homme sur la lune (1975), la sérigraphie à la Warhol est utilisée dans une œuvre acadienne.
Roussel est de toute évidence influencé par ces tendances et y fait également explicitement référence, par exemple, dans le cas de l’œuvre Hommage à Duchamp et Marilyn (1975), qui rappelle, encore une fois, le travail d’Andy Warhol. De même, les œuvres de Roussel, et plus particulièrement ses toiles en relief, peuvent rappeler les couleurs vives, la sensualité et l’érotisme de la période pop de l’artiste américain Tom Wesselmann. D’ailleurs, on retrouve chez chacun une attention particulière aux seins féminins portraiturés aux couleurs éclatantes typiquement pop.
Inspiré de la mouvance artistique dominante et puissante de l’époque, Claude Roussel a su s’inscrire dans cette continuité tout en révolutionnant le milieu artistique acadien de l’époque que l’on pourrait qualifier de conservateur. Il a réussi à suivre la cadence artistique qui lui était contemporaine mais extérieure, à une époque où son contexte monctonien et acadien ne lui offrait aucune ouverture, où il a lui-même dû tailler son propre chemin, et celui de la foule d’artistes acadiens qui lui ont emboîté le pas. Pour ces raisons, rendons hommage à l’artiste pionnier, comme le fait la Galerie d’art Louise-et-Reuben-Cohen par cette exposition rétrospective. Mais continuons aussi, en tant que société acadienne contemporaine post-millénaire, en cette ère où l’information est d’une accessibilité révolutionnaire, à valoriser le rythme lancé jadis par Roussel et poursuivi depuis par les artistes de la région.
[1] Chiasson, Herménégilde. « Moncton et la Renaissance culturelle acadienne », Francophonies d’Amérique, no 16, 2003, p. 79-84.
À propos…
Récemment diplômée de l’UQAM en histoire de l’art, Elise Anne LaPlante est une aspirante commissaire-artiste-écrivaine. De retour en Acadie, elle souhaite contribuer à l’effervescence du milieu artistique acadien et participer à la conservation de l’histoire, dès ses débuts, de la modernité artistique acadienne.
Bravo pour cette fine analyse des oeuvres d’un géant, pionnier des arts visuels et plastiques en Acadie! On a besoin de gens cultivés, d’auteur.e.s et d’historien.ne.s de l’art en Acadie pour documenter, recenser, critiquer et écrire sur les pratiques artistiques d’ici, afin qu’elles ne tombent pas dans l’oubli d’une part, et qu’elles puissent être reprises, lues, commentées et insérées dans l’histoire de l’art canadien, voire occidental, d’autre part. Bravo encore Élise Anne!!!