Dans le groupe de musique franco-ontarien CANO (Coopérative des Artistes du Nouvel-Ontario) fondé en 1975, il n’y avait pas de Noirs. De CANO, il fleurira de nombreuses œuvres littéraires séminales qui définiront l’identité franco-ontarienne. Ainsi, je pars avec un désavantage comme écrivain noir franco-ontarien. Je dois faire l’effort mental de m’associer à une démarche d’affirmation culturelle qui ne m’incluait pas directement. Je ne blâme pas CANO, ni les acteurs de l’effervescence culturelle de cette époque. Je définis strictement des outils qui me sont donnés pour m’associer à une culture d’expression française en Amérique du Nord qui est mienne.
Cette prémisse est cruciale pour comprendre ce qui fait de moi un élément sélectif de la mémoire d’une communauté accueillante. En effet, dans la vie d’un artiste franco-ontarien noir, des faits lui rappellent sans cesse qu’il est menacé d’effacement dans l’esprit de la majorité blanche francophone. Pour prendre un exemple récent, il y a quelques jours, j’ai reçu un courriel d’une enseignante francophone du Nord de l’Ontario. Dans son message, elle dit : «On a de la chance de t’avoir, Didier! Dans nos écoles ici dans le Nord, on manque de livres des écrivains noirs sur nos tablettes.» Cet aveu est une réalité qui fait d’autant plus mal qu’elle cache une double négation : le déni d’être aussi francophone que les autres Franco-Ontariens et le refus de proposer l’œuvre d’un écrivain de race noire.
En octobre 2020, Radio-Canada annonça que la Bibliothèque municipale de North Bay avait renvoyé deux romans commandés à la maison d’édition Prise de Parole. Il s’agissait de Jack est scrap de Denis Lord et d’Au sommet du Nanzerwé, il s’est assis et il a pleuré de l’écrivain Melchior Mbonimpa. Une employée a justifié cette décision en soutenant que ceux qui fréquentent la bibliothèque ne sont intéressés que par «des histoires de familles canadiennes et québécoises.»
Cette décision de se départir d’œuvres mettant en scène des personnes racisées efface la présence des écrivains noirs franco-ontariens de l’imaginaire collectif des résidents de North Bay. Ainsi, par un processus de sélection administrative, des membres de la majorité blanche participent à une épuration de ce qu’ils considèrent inutile et obsolète.
Il y a 265 conseils de bibliothèques publiques en Ontario et si chacune d’entre elles se plie au même exercice d’exclusion d’œuvres issues d’écrivains racisés, on peut s’imaginer la raison pour laquelle notre visibilité dans le milieu littéraire est réduite, presque nulle.
Même les Premières Nations ne sont pas logées à la même enseigne que les Noirs. On peut compter 45 bibliothèques publiques en Ontario gérées par des membres de la communauté autochtone. Il n’y en a aucune sous la houlette de la communauté noire franco-ontarienne. Nous sommes donc à la merci de décisions bureaucratiques qui affectent notre existence en tant qu’artistes et qui nous rendent invisibles. Il m’est impossible, en tant qu’écrivain franco-ontarien de race noire, de prouver sans l’ombre d’un doute qu’il s’agisse de racisme. Cependant, tout racisme systémique a pour camouflage le labyrinthe bureaucratique.
Cet effacement dans la mémoire collective, je l’avais déjà constaté chez d’autres personnalités franco-ontariennes de race noire. Il y a quelques années, je suis tombé par accident sur la photo du premier maire noir au Canada, Firmin Monestime. Ce politicien d’origine haïtienne fut élu en 1964 dans la ville de Mattawa, dans le Nord de l’Ontario et fut réélu à sept reprises jusqu’à sa mort. Je vis dans ce pays depuis plus de 30 ans et j’ai étudié à l’Université Laurentienne de Sudbury, dans les années 90. Je n’avais jamais entendu parler de cet illustre pionnier.
Dans le musée de Mattawa, on peut trouver une section réservée à cet homme qui a su se faire accepter par sa communauté. Une rue principale porte son nom, ainsi que le conseil municipal de la ville. Ceci est tout à l’honneur des résidents de Mattawa. Cependant, son accomplissement mériterait une reconnaissance à l’échelle nationale et une visibilité bien plus grande afin que tout Canadien ait la possibilité de se familiariser avec ce docteur en médecine qui s’est taillé une place de choix dans le cœur de ses compatriotes. Ceci créerait un engouement dans les intentions politiques de personnes racisées au Canada et implanterait dans l’esprit des Canadiens de race blanche l’idée de voter pour un politicien noir.
Après le constat surprenant de ne jamais avoir entendu parler de Firmin Monestime, j’ai compris qu’il s’agit encore une fois d’un travail de sape, un exercice d’expulsion de la mentalité générale de la contribution de minorités visibles dans la construction de l’histoire canadienne et franco-ontarienne. Monsieur Monestime n’est pas un cas isolé; il fait partie d’une stratégie d’isolement qui flétrit tout apport progressiste dans ce qui fait l’histoire du Canada.
C’est exactement ce travail d’oubli forcé qui a permis au Canada de donner l’impression de ne pas avoir été un pays esclavagiste. Où sont les musées spécifiquement dédiés à la Traite des esclaves au Canada? Où sont les mémoriaux qui permettraient aux descendants d’esclaves et aux Canadiens en général de se recueillir dans d’anciens lieux de vente ou de distribution d’esclaves? Les personnes racisées au Canada et en Ontario en particulier font face à une machine bien huilée qui sait maquiller le passé et promettre un avenir radieux.
Dans le cas de l’écrivain de race noire d’expression française, cet avenir resplendissant ne vient jamais. On perçoit l’auteur noir comme un éternel nouveau venu. On lui décerne volontiers le rôle de l’immigrant qui a une histoire à raconter sur son pays d’origine, toutefois quand il ose poser des questions par rapport à sa contribution historique au Canada, on choisit un autre nouveau venu comme écrivain-phare.
L’Ontario est dirigé par un premier ministre conservateur, Doug Ford. Ce politicien, qui est unilingue anglophone, a plusieurs fois promis, d’un ton badin, d’apprendre le français. En décembre 2018, l’Assemblée législative de l’Ontario adopta le projet de loi 57 qui inclut l’abolition du Commissariat aux services en français (CSF).
Des Franco-Ontariens et Franco-Ontariennes d’origines diverses organisèrent une quarantaine de manifestations dans la province, mais cela ne changea pas la décision du gouvernement de Doug Ford. Ces revendications pour garder le CSF furent les plus importantes manifestations de l’histoire de l’Ontario français.
Les Franco-Ontariens de race noire ont contribué à exprimer leur opposition aux compressions d’un gouvernement qui ne respecte pas les besoins d’une des plus anciennes populations en Ontario, c’est-à-dire depuis plus de 400 ans.
Déjà, à cette époque, l’explorateur Samuel de Champlain se fia aux Premières Nations pour sillonner et cartographier l’Ontario. Il resta huit mois parmi les Wendats et les Anishinaabe, avant de se remettre en route vers le Québec.
Les efforts des Noirs et des personnes racisées pour montrer qu’ils font partie intégrante de l’histoire franco-ontarienne ne datent pas d’hier. Pourtant, le travail de sape pour minimiser leurs accomplissements fortifie la thèse des politiciens de tous bords, heureux de nous qualifier de «nouveaux arrivants».
En octobre 2018, l’éditorialiste Denise Bombardier avait déclaré à l’émission de Radio-Canada Tout le monde en parle, devant l’ancien premier ministre Jean Chrétien, que toutes les communautés francophones étaient à peu près disparues au Canada. L’insulte blessa de nombreux francophones d’un bout à l’autre du pays. La communauté franco-ontarienne demanda un droit de réponse que l’émission québécoise a bien voulu lui accorder. Qui a répondu aux attaques de Madame Bombardier? Trois jeunes femmes blanches. Deux Franco-Ontariennes et une Franco-Manitobaine. Est-ce le visage actuel de l’Ontario français? Pas du tout. En tant que père d’enfants franco-ontariens et écrivain invité dans les écoles françaises de Toronto, je peux certifier que le visage de l’Ontario francophone d’aujourd’hui et de demain est multiculturel.
Il ne s’agit pas de dénigrer les jeunes femmes invitées, mais de souligner le refus flagrant de mettre en évidence les visages racisés qui pullulent dans la communauté franco-ontarienne. Nous avons des hauts cadres, des vedettes, des sportifs, des écrivains, des avocats et la liste est non exhaustive. Ces individus auraient représenté ce qui est l’Ontario francophone d’aujourd’hui mais en plus, leurs répliques auraient répondu adéquatement aux propos insultants de Denise Bombardier.
En novembre 2018, encore une fois, nous assistâmes dans la même émission, à la venue de représentants franco-ontariens défendant l’Université de l’Ontario français, projet que le gouvernement de Doug Ford avait annulé au préalable, avant de changer d’avis. Il y avait l’avocat Ronald Caza, Marie-Pierre Héroux du Regroupement étudiant franco-ontarien, Dyane Adam, présidente du conseil d’administration de l’Université de l’Ontario français (UOF) et la députée conservatrice-progressiste (devenue libérale) de l’Ontario, Amanda Simard.
Encore une fois, il n’est pas question de rejeter l’importance des porte-paroles. Un journaliste de TFO (Télévision française de l’Ontario) a déclaré que ce fut le quart d’heure le plus franco-ontarien de l’histoire de l’émission Tout le monde en parle. Il a tort. Ce fut une autre occasion manquée de révéler au grand jour que notre communauté est plurielle. Ceux qui se demandent ce que cela aurait ajouté de faire venir au moins une minorité visible pour se joindre au débat n’ont rien compris de l’importance de notre apport en Ontario français. Nous sommes incontournables et un jour, il faudra bien l’admettre. Par conséquent, un débat sans nous n’est pas un débat, mais une causerie entre Blancs autour d’un verre offert gracieusement aux invités de cette émission.
Pourquoi Dyane Adam, présidente du conseil d’administration de l’UOF, n’a-t-elle pas eu la présence d’esprit de faire venir des minorités visibles? Celles-ci auraient donné un point de vue qu’aucune des quatre personnes n’a offert à l’émission. Pourquoi, à deux reprises, des Franco-Ontariens en position de pouvoir ont décidé de courir à Montréal dans une émission populaire pour donner une version incomplète de ce qu’ils sont? Et pourtant, des membres du conseil d’administration de l’UOF de race noire auraient été enchantés de venir exprimer les attentes des personnes racisées en ce qui a trait à l’Université de l’Ontario français.
Je dois déduire qu’il y a chez certains Franco-Ontariens de race blanche un refus de faire de nous leur porte-parole. Ils tiennent à ce que les minorités visibles francophones se définissent à travers eux, mais ont des difficultés à laisser les Franco-Ontariens noirs parler en leurs noms. Les responsables des commandes de livres de la bibliothèque publique de North Bay ne sont pas les seuls à exercer un processus de filtration. Cela dit, il n’est plus question de parler en mon nom comme personne racisée. Je peux parler moi-même, je dois m’exprimer et pour cela, il faut m’inclure à la table des discussions. Personne sauf moi ne devrait me représenter car comme je viens de l’expliquer, ceux qui prétendent le faire, le font mal ou pas du tout.
Quand vos propres compatriotes franco-ontariens ne voient pas l’urgence de vous mettre au-devant de la scène, cela veut dire qu’ils n’ont pas compris votre importance ou qu’ils ne veulent pas la comprendre. Or, nous étions avec eux lors des manifestations les plus importantes de l’histoire de l’Ontario français. Nous avons porté les pancartes et crié aussi forts qu’eux contre la politique anti-francophone de Doug Ford. Comme ces membres des Premières Nations qui ont accompagné l’explorateur Samuel de Champlain et l’ont protégé durant son expédition en Ontario, nous protégeons la langue française en l’utilisant et en tant qu’écrivain, je l’enrichis.
Les Québécois qui regardèrent Tout le monde en parle reçurent une image de l’Ontario français loin de la réalité. Peut-être que cette image «pure laine» est réconfortante pour certains, cependant ce n’est qu’un leurre. Il s’agit de la même image incomplète qui perdure depuis des décennies à propos de la communauté franco-ontarienne d’aujourd’hui. Les téléspectateurs ont été abreuvés d’une image sélective dans laquelle je ne figure pas.
En tant qu’écrivain noir franco-ontarien, je suis en continuelle voie de disparition. Mes livres sont retirés des tablettes de bibliothèques publiques, je suis traité d’écrivain «migrant» alors que j’ai passé plus d’années au Canada qu’ailleurs et mes livres ne sont pas réédités pour des raisons opaques. La mémoire sélective est à l’œuvre pour me renier le droit d’exister comme visage de l’Ontario français : un visage racisé.
À cela, je n’oppose qu’une seule résistance : la force de ma plume. Il existe des romans qui refusent de mourir et j’ai la prétention d’en avoir écrit quelques-uns. Ces œuvres ressusciteront, si par malheur, on tentait de les oublier. Mais je ne devrais pas dépendre entièrement de mon talent pour contrer un système qui privilégie une histoire néocoloniale; un récit qui puise sa source dans un fantasme condescendant du dominant sur le dominé. Malheureusement, le talent reste encore de nos jours le seul moyen de contredire et de démasquer les auteurs de racisme systémique.
À propos…
Didier Leclair est le nom de plume de Didier Kabagema. Né en 1967 à Montréal, l’écrivain a grandi dans plusieurs pays d’Afrique et vit à Toronto depuis de nombreuses années. Il a étudié à l’Université Laurentienne de Sudbury et au Collège Glendon à Toronto. Le romancier a publié 9 romans jusqu’à date, notamment Toronto, je t’aime, prix Trillium, Ce pays qui est le mien, finaliste du Prix du Gouverneur général. Son plus récent roman s’intitule Le Vieil homme sans voix paru aux Éditions David.