Changement du paysage linguistique : la situation à Clare – Natalie Robichaud

La région de Clare est connue pour son dynamisme et sa vitalité culturelle. Que ce soit à cause de ses artistes, de son économie, de sa joie de vivre et de ses nombreux drapeaux, Clare s’affirme comme l’un des bastions de l’Acadie. La vie associative, responsable de l’animation de nombreux projets, est très présente d’un bout à l’autre de la municipalité. Côté paysage linguistique, il y a une visibilité d’affichage assez importante en français ou bilingue et la majorité des villages et des noms de rues sont indiqués dans les deux langues. Pour quelqu’un qui arrive de l’extérieur, le message est clair : vous êtes en Acadie. Pourquoi y a-t-il a eu non pas à une occasion, mais à deux occasions de la résistance à des nouvelles initiatives liées à l’affichage francophone dans le cours d’une semaine? Je vous donne un peu de contexte avant de m’attarder à une analyse de la situation actuelle.

Communauté francophone accueillante

L’initiative des communautés francophones accueillantes (CFA) est codirigée par Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC), les 13 réseaux en immigration francophone (RIF), la Fédération des communautés francophones et acadiennes (FCFA) et le Comité atlantique sur l’immigration francophone. Il y a 14 communautés dans toute la francophonie canadienne qui participent à cette initiative. Le financement de ce projet provient du Plan d’action pour les langues officielles 2018-2023. C’est donc en 2019 que la région de Clare a appris qu’elle avait été choisie pour faire partie de cette initiative. Sur le site Internet qui répertorie les communautés francophones accueillantes, on décrit Clare comme «une communauté merveilleuse, riche en culture et en patrimoine. C’est la seule de la province de la Nouvelle-Écosse qui offre ses services dans les deux langues officielles, le français et l’anglais».[1] Cette déclaration n’est pas tout à fait exacte, car il y plusieurs endroits en Nouvelle-Écosse où on peut se faire servir dans les deux langues officielles, mais il est vrai que Clare est riche sur le plan culturel et patrimonial et il y a des services dans les deux langues. Selon la notion de complétude institutionnelle, Clare semble être le parfait choix pour recevoir l’initiative de communauté francophone accueillante, n’est-ce pas?

Tous les étés, la municipalité de Clare installe plus d’une centaine de bannières sur les poteaux le long de la route principale. Munies du bleu, du blanc et du rouge, les bannières vous accueillent avec les fameuses paroles du chansonnier emblématique Herb LeBlanc : Bienvenue en Clare. Cette année, le projet de Communauté francophone accueillante de Clare a produit ses propres bannières, seulement une petite vingtaine, très simple et de bon gout. Colorées d’un léger turquoise, il est possible d’y lire : Clare, Communauté francophone accueillante. Il semblerait que turquoise, c’est trop loin du bleu, du blanc et du rouge habituel, car les plaintes ont vite commencé à circuler dans les médias sociaux.

Crédit photo : Natalie Robichaud.

Panneaux stop / arrêt

Toujours en 2019, les élèves de la 9e année du cours de Civisme préparaient des projets de groupe. Ils ont eu l’idée de préparer une initiative pour le Congrès mondial acadien, qui aura lieu dans le sud-ouest de la Nouvelle-Écosse en 2024. Un élève a proposé d’installer des panneaux d’arrêt bilingues. Pourquoi pas? C’est une façon de s’affirmer en tant que francophones bilingues et d’accueillir chaleureusement les visiteurs francophones. Un projet qui paraissait simple a fini par être toute une aventure qui a duré plus de deux ans. Après des rencontres avec des ministres, des présentations devant le conseil municipal et l’écriture de nombreuses lettres, cette initiative a fini par aboutir au changement d’un règlement au niveau provincial qui donne le choix à toutes les communautés acadiennes et francophones d’obtenir des panneaux d’arrêt bilingues. Grosse victoire pour les jeunes élèves et leur projet de classe, ainsi que pour tous les Acadiens et francophones de la province. Un moment historique selon la ministre des Affaires acadiennes et de la Francophonie, Lena Metlege Diab. Dans un communiqué de presse publié le 5 juillet, on dit :

«[qu’il] s’agit d’un moment historique pour notre province qui vient renforcer notre engagement à l’égard de la langue française et de la culture dans les localités acadiennes, a annoncé la ministre des Affaires acadiennes et de la Francophonie Lena Metlege Diab. Dans le cadre du Plan d’action pour la culture de la Province, nous continuons de travailler avec les collectivités pour trouver de nouveaux moyens de reconnaître et de mettre à l’honneur notre province plurielle et accueillante.»[2]

En plus d’atteindre leur objectif, ce groupe de jeunes a reçu une formation plus ou moins sur mesure au sujet de l’engagement civique ; une formation qui dépasse largement les objectifs d’apprentissage du cours de Civisme. Même s’ils ne suivront peut-être pas un parcours politique plus tard dans leurs vies, ils auront au moins quelques outils dans leurs poches pour leur donner une meilleure compréhension de comment fonctionne la gouvernance de leur communauté et de leur province. La leçon qui est certainement la plus importante pour ces jeunes c’est qu’ils ont appris comment devenir des acteurs de changement. Grâce à cette responsabilisation ou à l’empowerment qui habite maintenant leurs esprits, ils pourront accomplir bien des choses! Les jeunes sont fiers de leur travail. Toutefois, au moment de l’annonce de la nouvelle, leur fierté s’est transformée en frustrations parce que, encore une fois, les commentaires négatifs n’ont pas tardé à apparaître dans les médias sociaux.

Crédit photo : Gouvernement de la Nouvelle-Écosse.

La résistance à ces initiatives

Pourquoi ce changement au niveau du paysage linguistique provoque-t-il une telle résistance? Dans le cas des bannières CFA, l’un des constats c’est que les bannières ont été placées avant les bannières Bienvenue en Clare. Il semblerait que les gens dans la communauté pensaient que ces nouvelles bannières allaient remplacer les bannières acadiennes. Erreur innocente. L’année prochaine il faudrait mettre les bannières acadiennes en premier, peut-être? Un autre constat c’est que le projet de CFA n’est pas assez bien connu au sein de la communauté. Le projet a démarré en pleine pandémie, et, comme il n’y a pas de mécanisme de communication efficace dans la région de Clare, la population générale n’est pas vraiment au courant du projet et de ses objectifs. Si les gens connaissent le projet, c’est en grande partie grâce à l’effet de la proximité socialisante, c’est-à-dire les familles et individus qui gravitent autour de la petite sphère du projet. La notoriété du projet va prendre du temps, mais ça va venir, c’est certain.

Une chose qui est moins certaine c’est la capacité des Acadiens à s’identifier à autre chose que le drapeau acadien. En repassant la majorité des commentaires, on dirait que c’est cela qui choque le plus. La couleur vert turquoise et le mot francophone ne sont tout simplement pas dans le vocabulaire identitaire acadien de certaines personnes de la région. Il n’est pas rare d’entendre quelqu’un à Clare dire «je suis français» lorsqu’ils veulent vraiment dire «je parle français/je suis francophone».  En autres mots, traditionnellement à Clare, si tu es un locuteur du français, tu es français et non pas francophone. C’est donc normal que le mot francophone (enrobé en vert, en plus) ne veuille rien dire pour une partie de la population ce qui va obligatoirement contribuer à alimenter des tensions. Ironiquement, en se positionnant contre les bannières CFA, la communauté est en train de dire qu’elle n’est pas accueillante, n’est-ce pas?

Bien que le vent se soit enfin calmé sur l’histoire des bannières CFA, les commentaires exprimés suscitent, chez plusieurs personnes, plus de questions que de réponses. Ces belles petites bannières innocentes, qui avaient comme vocation d’affirmer une identité francophone accueillante ont fini par soulever des questions et des commentaires négatifs et parfois méchants et d’un ton acrimonieux liés à l’immigration, les dépenses budgétaires du conseil municipal et la désinformation. Ces commentaires ne reflètent certainement pas les valeurs de la majorité de la population de Clare et, surtout, ils ne reflètent pas les valeurs du projet de communauté francophone accueillante, mais ils sont quand même présents dans la sphère publique et nous devons y faire face. 

Dans le cas des panneaux stop/arrêt, les commentaires s’attaquent surtout à toute la question du bilinguisme. Certaines personnes contestent la valeur du bilinguisme avec des commentaires tels que «tous les Acadiens sont bilingues» ou même «en France ça dit STOP sur les panneaux», tandis que d’autres contestent les coûts associés aux nouveaux panneaux et/ou le coût du bilinguisme. Monsieur et madame tout-le-monde n’est pas toujours au courant de comment fonctionnent les budgets des différents ministères et pallier gouvernementaux. Une personne s’est rapidement plainte de la qualité des routes en se demandant pourquoi des nouveaux panneaux étaient plus importants que la réparation et le maintien des routes. Normalement, les panneaux de signalisation routière proviennent du budget du ministère des Transports et du Déplacement actifs. C’est donc normal qu’ils présument que les nouveaux panneaux vont provenir de ces budgets, mais ce n’est pas le cas.  Cette initiative est langagière et identitaire et non simplement une question d’infrastructure. Les fonds pour payer les panneaux proviennent plutôt du budget du ministère des Affaires acadiennes et de la Francophonie.

Certes, la majorité des commentaires négatifs en lien avec cette initiative proviennent de la population anglophone. C’est le cas typique de la majorité qui ne comprend pas toujours les besoins des populations minoritaires. Il y a toujours eu et il y aura toujours des tensions liées à la langue, partout à travers la francophonie canadienne. L’histoire coloniale anglaise va toujours prédominer. Ainsi, l’installation de 187 panneaux arrêt bilingues dans la région de Clare semble être too much pour nos amis anglophones.

Cette situation rappelle un autre moment dans l’histoire de Clare. En 1977, un groupe de citoyens avait changé tous les panneaux indiquant les noms des villages qui indiquaient, pour la plupart, la version anglophone des noms des villages (c’était le cas pour Little Brook et pour Church Point par exemple). Ils avaient pris l’initiative de fabriquer des panneaux avec les noms des villages en français et de les changer dans la nuit parce qu’on avait refusé, à maintes reprises, d’entendre leurs doléances. Évidemment, les responsables de la voirie n’ont pas pris de temps à enlever les panneaux improviser avant de les remplacer par des panneaux bilingues identifiant les villages de la région. À Clare, cette histoire est connue comme celle de Robin des Bois même si, encore aujourd’hui, les acteurs de ce moment historique sont très peu connus.

Allons de l’avant

Comment tourner la page sur cette résistance et faire avancer les choses de façon constructive? La région de Clare n’est plus la même qu’elle était il y a 40 ans. Les défis sont nombreux avec une population vieillissante qui s’oppose parfois aux changements et une population jeune qui est davantage sensibilisée aux enjeux sociaux. Est-ce que c’est ce qui est en train de se passer? Un transfert de pouvoir entre générations? Ajoutons à cela la dynamique créé par les gens qui déménagent à Clare, anglophones et francophones, qui apportent avec eux des perspectives progressives et diverses. Si la région de Clare veut s’assurer d’avoir un futur en français, il faut faire de la place pour l’affichage en français. Le paysage linguistique est plus important que jamais car, comme le dit très bien Anne Gilbert :

«[v]oir sa langue inscrite dans un espace public contribue au sentiment que celle-ci à une valeur, un statut dans la société. Au contraire, ne pas la retrouver dans le paysage alimente la minorisation et freine l’engagement.»[3]

En autres mots, le plus que l’on voit du français, le plus que cela normalise le fait français qui est présent dans la région depuis des siècles. Il ne faut pas oublier que l’Église catholique a longuement contribué à l’épanouissement du français dans la région de Clare. Maintenant que cette institution a beaucoup moins d’influence, c’est à nous de trouver d’autres moyens pour assurer la survie de la langue. Le paysage linguistique est une façon assez simple d’assurer le maintien de cette langue dans la région et de contrer les effets que peuvent avoir les médias anglophones et les mariages exogames sur la vitalité du français. Avec le Congrès mondial acadien qui s’en vient en 2024, nous avons la chance d’être une véritable communauté francophone accueillante. Heureusement, nous avons encore du temps pour nous pratiquer! 

On pourrait dire que toute forme de promotion est une bonne forme promotion, non? Même si une petite partie de la communauté a appris des leçons en matière d’immigration, d’accueil, de francophonie, de langues officielles et/ou d’engagement civique, c’est ce qui compte. En développement communautaire, on dit souvent que c’est la qualité des gens engagés dans les projets de développement qui importe et non le nombre de gens. Il n’y a certainement rien de plus vrai en cette période mouvementée à Clare.


[1]https://www.canada.ca/fr/immigration-refugies-citoyennete/services/nouveaux-immigrants/preparer-vie-canada/choisir-ville/collectivitie-francophone-hors-quebec/bienvenue.html

[2]https://novascotia.ca/news/release/?id=20210705007

[3]GILBERT, Anne (2009). «Paysage linguistique et vitalité communautaire : une réflexion inspirée de la francophonie ontarienne» dans Anne Gilbet, (dir.), Territoires francophones : Études géographiques sur la vitalité des communautés francophones du Canada, Québec, Les Éditions du Septentrion, p.90-107.

À propos…

Natalie Robichaud est directrice générale de la Société acadienne de Clare ainsi que présidente de la Fédération culturelle acadienne de la Nouvelle-Écosse.  Elle est également inscrite au programme de Maîtrise ès arts en cultures et espaces francophones de l’Université Sainte-Anne.  Elle préfère faire de l’administration des arts qu’être artiste, mais elle peut porter le chapeau d’artiste au besoin, surtout en tant que danseuse ou câlleuse de set carrés.

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Une réponse à “Changement du paysage linguistique : la situation à Clare – Natalie Robichaud

  1. Super intéressant! Super bien structuré! Cotent de savoir ce que sont les Communautés francophones accueillantes!

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