Faire émerger une conscience queer et francophone par la médiation du théâtre – Marie-Eve Bradette

Eric Plamondon, Inédit, Saint-Boniface, Éditions du Blé, 2020, 87 p.

Crédit photo : Éditions du Blé.

Avec Inédit, l’écrivain et artiste multidisciplinaire Métis Eric Plamondon signe un premier texte pour le théâtre, mais également le premier ouvrage à paraître dans la Nouvelle collection Rouge des Éditions du Blé. Il pave ainsi le chemin à une génération actuelle d’écrivain.es franco-canadien.nes de l’Ouest du Canada (en particulier franco-manitobain.es) dont les œuvres n’articulent pas seulement, comme le soulignait Rosmarin Heidenreich, «des visées non régionales et avant-gardistes[1]» qui ont façonné l’identité de la collection Rouge initiale. Plutôt, il s’agit de repenser cet avant-gardisme au socle d’une conscience intersectionelle à même le régional, voire dans une visée locale et culturellement ancrée dont le texte rend compte. En effet, avec Inédit, Plamondon donne à lire le quotidien de la communauté francophone de Winnipeg, en particulier d’un groupe de jeunes adultes dans la vingtaine qui gravitent autour des milieux culturel et universitaire de Saint-Boniface, et cela à travers une lentille dramaturgique particulière : celle d’une identité queer qui s’écrit dans les silences laissés par la parole et ouverts à l’espace scénique.

L’écriture de Plamondon revendique également une oralité bilingue, qui se déplace du français à l’anglais, le plus souvent au sein d’une même phrase, donnant à lire, à voir et à entendre la communauté d’appartenance de l’auteur, avec pour seul compromis les didascalies qui, à l’exception de quelques expressions – «Il prend un dernier drag sur sa cigarette» (p. 11), «À la fin de la chanson, sans manquer de beat» (p. 35) – présentent un français plutôt normatif. Ainsi se dévoile la mise en scène d’une conscience queer, langagière et francophone, d’une conscience communautaire et locale également, qui toutes se trouvent interconnectées dans la trame narrative de la pièce de théâtre, et au sein du territoire couvert par le Traité 1 et nommé au passage d’un dialogue au sujet des femmes et des filles autochtones disparues et assassinées (p. 16). Eric Plamondon endosse alors, délibérément, le rôle de médiateur culturel et social qui est, sans toujours être remis en question, souvent «dévolu à l’artiste dans les communautés minoritaires, et plus particulièrement à l’écrivain, dont l’art est associé à la fois à la représentation d’une réalité et à l’utilisation d’une langue comme matériau de création[2]», tel que le décrit Lucie Hotte.

Inédit s’ouvre donc sur une scène sans dialogue où, guidé.e par Lucas, le.la lecteur.rice est convié.e à l’intérieur d’une galerie d’art où sont rassemblé.es les autres personnages de la pièce. Par une mise en abîme pour le moins explicite qui fait se déplacer le médium du théâtre vers celui des arts visuels, se met en place l’espace langagier de l’oralité bilingue, en même temps que les premières clés d’interprétation de l’œuvre :

CHLOÉ – Je ne vois toujours pas ce qui est «inédit»?!
VAL – C’est juste un titre.
CHLOÉ – Yeah… so how’s it asking us to understand l’art devant nous? Évidemment je suis supposée comprendre qu’il y a de quoi de dit dans tout ça, mais dans un état inédit. But I don’t see it. C’est quoi LE message? La chose qui rattache le tout? L’élément : aaaah! Tout s’explique
VAL – Yeah, I don’t know. Peut-être c’est pour ça que c’est inédit… y’a rien d’explicite… ou c’est comme… à moins qu’on soit l’artiste, on ne peut pas savoir ce qui le motive, ce qui donne raison à ses coups de pinceau, c’est tout simplement là, à nous d’interpréter selon notre bagage… l’œuvre est trop fraîche pour qu’un seul sens y soit attachée. (p. 12)

Aussi, si le mot inédit renvoie couramment à un texte, une œuvre qui n’aurait pas encore été publiée, étymologiquement le terme signifie «faire sortir, mettre au jour[3]», et l’usage de celui-ci à la fois en tant que titre de la pièce et de l’exposition, puis au sein de la diégèse théâtrale, comme dans le passage cité, caractérise déjà le tissu des relations qui seront nouées entre les personnages au fil des dialogues et des non-dits, qui seront mises au jour par l’entremise des silences; c’est donc dire que ce sont ces relations et ces tensions amicales, amoureuses et sexuelles, fluides, non définies, exploratrices, voire queer, qui, finalement, tracent le fil conducteur de la pièce. Avec cette manière de construire son récit, Plamondon affiche la maîtrise de son écriture, une subtilité créatrice en même temps qu’une affirmation pleine des possibles ouverts par une identité et une esthétique queer au sein d’un espace franco-canadien qui, lui-même, intègre, à même l’oralité, une fluidité langagière qui entre en dialogue avec les aspects plus explicitement queer du récit.

Plus encore, alors que plusieurs artistes et auteur.rices rejettent le rôle, parfois problématique, de médiateur.rice culturel.le qui leur est imposé notamment par les institutions littéraires et culturelles dans les contextes de francophonies minoritaires au Canada, et ce au moins depuis la création de la «Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, qui mènera à la promulgation de la Loi sur les langues officielles en 1969 et aussi à la création de la Direction de l’action socioculturelle du Secrétariat d’État, le 1er août 1969, dont les objectifs sont “d’assurer la survivance et l’épanouissement des minorités de langues officielles”[4]», comme le souligne Hotte, Plamondon semble endosser pleinement ce rôle. En témoignent en effet de nombreuses entrevues accordées par l’auteur, mais surtout la symbolisation des tropes d’une médiation culturelle, certes, mais sociale et plurielle de surcroît, au sein de la pièce. En résulte alors un texte pertinent, culturellement ancré et dont l’esthétique prédominante, malgré une mise en scène de certaines problématiques queer, lesbiennes ou homosexuelles qui traversent le texte, demeure le bilinguisme interne à l’œuvre : une inscription de la langue anglaise au sein du français, mais aussi une préséance des références littéraires américaines, notamment Beat par l’entremise d’une place importante faite à la poésie d’Allen Ginsberg.

Ce faisant, et au truchement d’une référence littéraire certes un peu convenue, Plamondon met de l’avant la jeunesse de ses protagonistes, leur désir de s’extraire des schèmes sociaux hégémoniques, au profit d’une liberté linguistique, culturelle, genrée et sexuelle proclamée par le geste d’écriture théâtrale qui s’affiche au sein d’un contexte littéraire plus large. En somme, en entrant dans Inédit d’Eric Plamondon, le.la lecteur.rice s’ouvre à une langue marquée d’oralité bilingue, à une culture plurielle, puis, surtout à une génération et une communauté qui refusent toute tentative de définition fixe et dont l’auteur se fait la voix par la médiation du théâtre.

[1] Rosmarin Heidenreich, «Production et réception des littératures minoritaires : le cas des auteurs franco-manitobains», Francophonies d’Amérique, no 1, 1991, p. 88.

[2] Lucie Hotte, «Artiste, animateur culturel ou médiateur culturel? Le rôle des artistes dans les communautés francophones du Canada», Minorités linguistiques et société = Linguistic Minorities and Society, no 3, 2013, p. 8.

[3] «Inédit», Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL).

[4] Lucie Hotte, op.cit.., p. 9.

À propos…

Chercheuse postdoctorale Banting à l’University of Regina, Marie-Eve Bradette a récemment terminé un doctorat en littérature comparée à l’Université de Montréal avec une thèse consacrée aux littératures autochtones féminines. Elle s’est intéressée, plus particulièrement, à la représentation et à la négociation des langues au sein de ce corpus. En outre, elle a écrit des articles publiés dans les revues Captures, Post-Scriptum et @nalyses et contribue à la section des comptes rendus de Canadian Literature.

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