Journal d’une coupable d’exode rural – Violette Drouin

1755. La déportation des Acadiens.

Date que tous les jeunes ayant fait leur parcours scolaire en français dans les Maritimes connaissent. Grand-Pré, l’église, les Anglais, les bateaux.

Évangéline et Gabriel.

D’autres dates, que je n’ai pas apprises à l’école : 1981, il est enfin légal de s’éduquer en français en Nouvelle-Écosse ; 1996, le Conseil scolaire acadien provincial (CSAP) est formé ; 2006, la municipalité régionale d’Halifax cesse de discriminer contre les écoles francophones en leur allouant leur part de la surtaxe destinée à l’éducation (mais ne présente pas ses excuses avant 2015).

2018. Je déménage à Montréal. Après avoir fait ma scolarité en français en Nouvelle-Écosse, je pars compléter un programme bilingue dans une université anglophone. L’exode total : je quitte ma région rurale, ma province, l’Acadie. Je quitte ma langue. Sans hésitation : pour moi, pas question de rester.

Je me fais des ami(e)s québécois(e)s, français(e)s, qui connaissent peu l’Acadie. Qui ne comprennent pas le chiac. Quand ils me demandent c’est comment, je leur explique fièrement : l’église, les Anglais, les bateaux. Le peu que je connais du reste de notre histoire. Tout doucement, mon accent se met à changer. Je me surprends à être triste.

Triste malgré le fait que je sois enfin capable d’aborder en français d’autres sujets que la déportation. Qu’Évangéline et Gabriel. Je me croyais à l’aise en français lorsque j’habitais en Nouvelle-Écosse, et maintenant je me découvre mensongère, ma langue déliée non pas par une immersion totale – je suis loin de ça – mais par la diversité des sujets de mes conversations. Malgré cela, je m’ennuie. Je m’ennuie de ne pas avoir à expliquer mon identité, de ne pas avoir à préciser que oui, en fait, il y a des francophones à l’extérieur du Québec. Je m’ennuie, mais je ne veux pas revenir.

Je m’ennuie de ce que pourrait être l’Acadie.

2020. La planète enflammée par des manifestations contre le racisme et la suprématie blanche. Au Nouveau-Brunswick, Chantel Moore, une femme de la nation Tla-o-qui-aht, et Rodney Levi, un homme Mi’kmaq, sont tués par la police.

Au même moment, la crise climatique frappe à la porte. En Nouvelle-Écosse, les étés sont de plus en plus secs, les ouragans de plus en plus dévastateurs.

Que fait l’Acadie?

Déjà en écrivant cet article je découvre que mon aisance en français n’est pas encore totale, même aujourd’hui. Comment dit-on «defund the police»? «Gender non-conforming»? «Unceded territory»?

La seule question politique dont je suis habituée de parler en français est celle des droits linguistiques. Et, même à cela, ma connaissance des enjeux laisse souvent à désirer. Je peux citer la date de création du CSAP, certes, mais c’est à peu près tout.

Le sujet abordé dans mes cours d’histoire, gravé dans ma mémoire, reste la déportation. Grand-Pré, l’église, les Anglais, les bateaux.

Évangéline et Gabriel, un couple fictif imaginé par un poète américain anglophone.

La liste, à Grand-Pré, des personnes déportées. Aucun des noms de mes ancêtres. Marquant la limite, j’ai longtemps cru, de ma possible appartenance à l’Acadie.

Une connaissance de l’histoire nous permet de comprendre comment nous sommes arrivé·e·s au présent et d’éviter de répéter des erreurs déjà commises. Mais si nous ne vivons que dans le passé, nous n’avons pas d’avenir. Si nous n’utilisons notre langue que pour parler de sa préservation, nous ne la préservons pas.

Si nous limitons nos combats politiques à ceux liés aux droits linguistiques, nous ne ferons jamais de réels progrès. Si nous nous contentons d’un système qui, malgré le fait qu’il nous accorde une semblance de droits linguistiques, laisse place à l’oppression – la nôtre et celle d’autres groupes – notre situation sera toujours précaire. Lorsque nos communautés restent silencieuses sur la question du racisme, par exemple, nous consentons à exister dans un système inéquitable. Nous ne pouvons pas choisir à notre gré quels enjeux politiques nous importent, quelles injustices nous allons tolérer : une justice profonde et englobante ne sera atteinte qu’en militant pour cette justice pour tous et toutes.

L’exode rural des jeunes est un important enjeu pour nos communautés. Un exode rural qui mène trop souvent vers l’assimilation à l’anglais.

Mais comment pouvons-nous faire autrement? Je crois parler pour nombre de jeunes lorsque je dis que nous n’avons aucun désir d’habiter des communautés qui, trop souvent, peinent à reconnaître leur privilège blanc et leur présence sur des terres autochtones non cédées, qui voilent des sentiments anti-immigration sous le couvert de la préservation des traditions (cette fameuse liste de noms à Grand-Pré), qui émettent des remarques homophobes et transphobes, qui lamentent la décroissance du taux de natalité de nos communautés et qui insistent qu’il faut posséder des ancêtres acadiens pour se considérer comme tel.

«Parlez français», nous dit-on à l’école, «les colons français sont arrivés en premier.» (Nous n’avons pas parlé des pensionnats autochtones dans mon cours d’histoire du «Canada»). «Parlez français», nous dit-on à l’école, «en français le masculin a toujours préséance et il n’existe pas de pronom au genre neutre.» (Il en existe plusieurs; je les ai découverts après avoir quitté l’Acadie.) «Parlez français», nous dit-on, sans nous enseigner les mots pour exprimer ce dont nous voulons parler.

Voici notre histoire, nous dit-on : 1755. La déportation des Acadiens. Évangéline et Gabriel.

Est-ce tout? L’Acadie est-elle morte en 1755? Est-ce que tout ce que nous avons fait depuis est simplement une commémoration de ce décès?

J’aimerais répondre que non, mais parfois il me semble que j’assiste aux interminables funérailles d’une communauté qui n’est pourtant pas obligée de mourir. Parfois je parle français et il me semble que c’est une langue stagnante, mourante, inutilisée sauf lorsqu’il faut parler de sa survie.

Je ne minimise pas cet effort : c’est du travail, survivre. Mais n’est-il pas possible, maintenant, de rendre cette survie attrayante, engagée, joyeuse? De réhabiliter et se réapproprier notre langue et nos communautés en faisant face à nos préjugés, pour créer un vocabulaire et un espace capable d’exprimer les enjeux contemporains? De cesser de se laisser définir par la déportation, et d’accueillir celles et ceux dont les noms ne sont pas gravés sur le mur à Grand-Pré?

N’est-il pas possible, enfin, de non seulement survivre en français, mais aussi de vivre?

L’Acadie n’est pas morte en 1755. Il est grand temps d’agir comme tel.

À propos…

Violette Drouin a grandi à Truro, en Nouvelle-Écosse, en territoire Mi’kmaq non cédé, où elle a fréquenté l’École acadienne de Truro. De 2016 à 2018, elle a siégé aux conseils d’administration du Conseil Jeunesse Provincial de la Nouvelle-Écosse et de la Fédération culturelle acadienne de la Nouvelle-Écosse. Elle habite présentement à Montréal, où elle étudie en littérature à l’Université McGill.

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