Je ne suis pas membre des Premières Nations. Même en remontant très loin dans ma généalogie, je pense n’avoir trouvé dans les humains qui m’ont engendré qu’une seule femme Mi’kmaq, mariée à un Acadien au 17e siècle. C’est vous dire si ça n’a aucune incidence directe sur mon identité. Sur mes identités.
Pourtant, je comprends que quelque chose s’est passé, que j’en suis le produit allochtone : des empires ont traversé l’océan et ont agi de manière barbare, et notre pays en est l’héritier direct. Nous sommes citoyen.ne.s d’un pays qui a commencé à juste titre son examen de conscience. Commencé. Pas : terminé.
Mais en tant qu’individu, je ne me sens concerné qu’indirectement : je n’ai participé ni à la colonisation, ni aux guerres de conquête, ni à la fondation du Canada, ni à la mise sur pied des pensionnats «indiens» (c’est comme ça qu’ils étaient officiellement désignés : «pensionnats indiens»), ni à la disparition de femmes autochtones. Je n’ai pas agi, moi, Sébastien Lord-Émard, de manière à spolier, détruire, assimiler, violenter, kidnapper, violer, voler ou tuer qui que ce soit.
Pas directement. Mais mon pays, oui.
Peut-être pas mes ancêtres directement ou volontairement, quoique j’en doute, mais leurs voisins, leurs contemporains, leurs chefs politiques, oui. Je suis le produit d’une civilisation impérialiste, où les cultures dominantes qui la composent sont encore des «empires» (postcoloniaux; laissez-moi rire de ce mot poli).
J’ai grandi dans une bonne famille aimante où la langue française et une lointaine défaite historique me rendaient différent, certes, et minoritaire sur un continent. Malgré tout, cette minorité a su déployer un agencement de structures politiques et économiques pour lutter contre des iniquités, des injustices et des crimes dans le passé. Cela seul ne serait-il pas déjà une bonne raison de me sentir solidaire des autres nations qui, Premières sur le même territoire, ont souffert davantage et ont encore des défis de gouvernance, de luttes diverses à mener?
Mais je suis aussi membre d’une autre communauté identitaire, aussi historiquement réprimée : l’alphabet de la diversité sexuelle, LGBTQI2S+ etc. En tant qu’homme gay, non, je ne me sens pas inférieur en droits. Mais c’est grâce à d’innombrables victimes et à autant de luttes menées avant moi, et encore aujourd’hui. Cette fois-ci, mon statut de minoritaire (d’un point de vue de la diversité sexuelle), me rend sensible par empathie aux autres groupes d’individus stigmatisés, bafoués, violentés et exploités.
Est-ce donc pour cela que je serais davantage solidaire des peuples autochtones? Non. Ça me rend plus empathique, oui. Mais la raison pour laquelle je SUIS solidaire des peuples autochtones au Canada, c’est tout simplement parce que je suis citoyen canadien. Ou pour être encore plus précis : parce que je suis humain. J’ai en moi, comme chez d’autres espèces animales, la faculté de me sentir indigné, triste, empathique. Alors donc, je fais le choix conscient de ne pas étouffer en moi cette sensibilité, cette faculté. Je la cultive même. Et je me questionne. Que faire? Comment puis-je être «part of the solution», comme disent mes amis anglophones, comment puis-je être un allié et un agent de changement? Comment dois-je agir pour ne pas être seulement le produit passif d’une histoire que je n’ai pas choisie? Je n’ai pas vraiment de réponse. Je ne suis pas sûr.
Parfois, dans ma vie, j’additionne toutes ces cartes de membre de «minoritaire» (car il y en a d’autres que je n’ai pas nommées), et je suis un peu épuisé d’y penser. Au quotidien, certaines ne me sont d’aucune utilité, d’autres sont au contraire comme ma propre carte de visite : le fait d’être Acadien, par exemple. Et puis, je vis bien. Je suis chanceux («béni des dieux» serait peut-être encore plus précis pour me décrire). J’ai des projets. Des buts, certains lointains (avoir une vie bonne), d’autres immédiats (accomplir telle ou telle tâche). Je n’ai pas besoin de faire autre chose que ce qui me permet de manger à ma faim et que ce qui me permet de ne pas être emprisonné. Je peux dealer avec le reste.
Mais parfois, je suis assis sur mon balcon, par exemple l’autre matin, il faisait soleil, mon chat gambadait dans le gazon, le café fumait et je lisais quelque chose, et puis… Bam. Un petit coup au cœur. Un battement différent. Comme un sentiment d’être soudain en danger. Pas dans mon confort, mais alarmé quand même. L’impression d’avoir quelque chose à faire d’urgent, d’essentiel. De vital.
Étrangement, je savais intuitivement que ce n’était pas directement lié à ma sécurité, à mes «affaires». C’était l’empathie. Je devais faire quelque chose pour autrui. Quelqu’un quelque part m’appelait. Me disait :
– Sébastien, aide-moi.
– Pourquoi moi?
– Parce que tu es là, et que tu n’es pas en danger immédiat. Tu as ce que je n’ai pas.
– Qu’est-ce que je dois faire?
Mais la petite voix en moi s’était tue. Je restais sans réponse.
Je ne sais pas qui m’appelait, si c’est toi ou toi ou toi ou lui ou «yelle» ou «zeux». Je ne suis pas sûr de savoir quoi faire. Ni même si ça va changer quoi que ce soit. Alors je lis. Alors j’écoute. Alors je fais de mon mieux pour me changer moi-même, pour accepter la critique (ça, c’est difficile), pour me remettre en question.
Mais est-ce suffisant? Non. Alors je lis, alors j’écoute, alors je réfléchis encore plus. J’ai des outils. Un emploi. Des amis. Une famille. Des ambitions. Une vie. Je pense : «Est-ce que je fais ce que je peux tous les jours pour écouter et respecter mes interlocuteurs? Pour ne pas bénéficier d’un système d’exploitation sans réagir?» Aoutch. Non. Pas tout le temps. «Est-ce que je dois m’excuser pour qui je suis, me sentir coupable, me charger du malheur du monde?» Non, mais ça m’arrive, j’avoue. Et ça ne sert à rien. Ma pitié ne sert à rien. Mon sentiment de ne pas en faire assez ne sert à rien. Mais ça m’arrive.
Que faire pour être «adéquat», «efficient», «utile», et me convaincre que je ne suis pas une partie du problème, mais que je participe de mouvements qui tentent de trouver des solutions? Je suis responsable envers autrui, mais je ne suis pas responsable de toute la misère du monde. Soit. Des fois, j’ai même de la misère à prendre soin de moi. À m’aimer. Comment pourrais-je alors prendre soin et aimer autrui? Dans les mots de RuPaul : «If you can’t love yourself, how ‘n the hell you gonna love somebody else… Can I get an amen up in here?»
Je me questionne, je me sens mal, je doute. J’écoute.
Mais lorsque je me couche le soir, après une longue journée de travail ou de loisirs, je voudrais ne pas avoir honte de moi. Alors je prends mon courage à deux mains, je ferme les écrans, je les éteins, je les laisse continuer à refléter un monde absurde et beau et terrible s’agiter, je les laisse engouffrer quelqu’un d’autre, ces écrans-trous noirs, et je me concentre sur les facettes de ma vie où je peux contribuer.
Que ce soit à travers mon emploi, où nous travaillons quotidiennement à favoriser l’inclusion, l’égalité, le dialogue, la réconciliation (en particulier avec les Premières Nations), je tente d’être meilleur que ce qu’on attend de moi. Que ce soit à la SANB, où nous devons en faire plus et mieux envers les membres des Premières Nations. Que ce soit en exigeant, en cette campagne électorale, de réels engagements de la part des partis politiques fédéraux (relayez les appels de nos sœurs et frères des Premières Nations et interpelez vos candidat.e.s).
Que ce soit dans mes temps libres, en m’impliquant dans ma communauté, en faisant du bénévolat, en réfléchissant aux impacts de mes actions, aux mots que j’emploie, aux choses que je pourrais apprendre ou changer. Que ce soit en consommant des produits culturels (ou autres) qui ont un impact économique positif sur la vie des gens, dans le cadre d’un système conçu pour exploiter et spolier, un système contre lequel je ne peux pas grand-chose et qui est trop complexe pour que je puisse même arriver à le penser, mais que je rejette moralement.
Que ce soit en souriant, en ayant des comportements valorisants et respectueux, en prenant en considération ce qu’on me dit, en tentant de ne pas être celui qui va bousiller la vie ou la journée de quelqu’un (même si ça m’arrive, malheureusement). Que ce soit en m’informant des besoins d’autrui et en cherchant quelles initiatives y répondent. Que ce soit en demandant pardon. Que ce soit en pardonnant. Que ce soit en me pardonnant. Que ce soit en acceptant que le pardon n’est pas automatique. Que je peux être faussement accusé et injustement condamné, et que je dois parfois l’accepter.
Que ce soit en plaidant pour autrui, même si cela ne me concerne pas directement. Que ce soit en étant conscient que je ne suis pas parfait et que la perfection n’est, au final, peut-être que la somme de tous les «plus» et de tous les «moins» d’un monde qui n’a probablement pas «d’arrière-monde» (de paradis ou de ciel des idées) où logerait la perfection, déesse aux yeux pers qui rirait du spectacle bancal que nous lui offrons, nous sur Terre, sur une scène trop petite, trop fragile et couverte de sang.
Le monde est une scène, où les coulisses sont pleines de personnes qui essaient de survivre, qui font de leur mieux, qui en font trop ou pas assez, qui ne savent pas qu’il y a un spectacle sur la scène ou qui ne le comprennent pas, ou qui le détestent, ou qui voudraient enfin avoir leur tour, aller sur scène eux aussi, ou qui le trouvent trop cruel et qui se sentent impuissants.
J’essaie de respecter la personne dans le personnage, même si je ne peux pas voir ce qui est sous le masque. Sous ce masque (le mot «personne» vient de la langue étrusque pour désigner le masque de théâtre), je cherche à percevoir ce que le philosophe Emmanuel Levinas appelait : «le visage nu de l’Autre». Ce visage purement humain, sans couleur et sans âge, qui me demande de l’aider, de ne pas lui nuire, de le respecter. Dans la saynète appelée Acadie sur la grande scène du monde, côté jardin LGBTQ2S+ et sans avoir appris de texte par cœur, en improvisant ma vie, je tente de mon mieux de jouer un rôle qui soit positif, à défaut du premier rôle, afin de ne pas être le vilain ou l’idiot de service.
Quand je vois et j’entends les peuples autochtones réclamer la scène, exiger d’être respectés, j’essaie de les aider à y arriver, je n’essaie pas de les pousser en bas ou de les refouler en coulisses ou de jouer leur rôle à leur place.
Je ne sais pas si je peux être un (bon) allié. Je ne sais pas si je suis accablé du syndrome de la «culpabilité de l’homme blanc». Je ne sais pas si j’en fais trop ou pas assez. Mais je sais qu’il faut que je prenne conscience de mes privilèges et que je les utilise à bon escient. Sans attendre quoi que ce soit en retour, ni remerciements ni gratification. Juste parce que : ce que j’offre aux autres ne m’enlève rien, ça le multiplie.
À propos…
Sébastien Lord-Émard a étudié en histoire et en philosophie. Mais sa passion demeure les arts sous toutes les formes. Il publie de la poésie et des essais sur différentes plateformes, en parallèle de son emploi comme chargé de projets aux éditions Bouton d’or Acadie. Depuis six ans, accompagner les livres publiés par Bouton d’or Acadie lui permet de concilier son amour des mots et des images, pour les jeunes lecteurs d’ici et d’ailleurs.
Merci de nous partager votre réflexion. Je suis acadienne de Moncton / Dieppe, habitant présentement sur réserve. Depuis environs 15 ans, je pratique la spiritualité amérindienne, j’ai un fils Malécite et même moi j’ai du mal à voir ce qu’on peut faire en tant qu’alliées. Je crois que nous pouvons êtres alliés quand des groupes autochtones se mobilisent. Nous pouvons êtres ouverts d’esprit en conversation et faire notre part pour ne plus assumer notre supériorité blanche (celle qu’on sait qu’on a mais qui est injuste et erronée). Nous pouvons laisser de plus en plus de place aux amérindien.ne.s et célébrer leurs victoires (petites et grandes). Le fait reste qu’ils/elles… ne jouissent pas des mêmes droit et privilèges que nous (même si nous, en tant qu’acadien.ne.s sommes minoritaires et encore marginalisé.e.s et avons nos propre combats dans le gouvernement etc…).
Ce que j’entends c’est que c’est au tour des blancs de “caller out” les autres blancs qui font ou disent des choses racistes (soit par racisme conscient ou inconscient). Ce ne serait plus aux Amérindien.ne.s à nous corriger et à s’expliquer à tours de bras. Tellement de leur culture leur à été arraché qu’il ne sont pas tous des “spécialistes” à leur propre sujet, certain.ne.s le sont. Ils ont parfois des préoccupations autres ou des intérêts plus proches aux nôtres par lesquels nous pouvons apprendre à les connaître, tant dis que (certains) apprennent à se connaître mieux eux-même.
Mon point c’est que, pour nous il y a une énorme phase d’intégration d’une histoire que nous ne connaissons pas et ne reconnaissons pas. Je ne sais pas à quelle point certaines de ses choses (écoles pensionnaires…) ont été cachés de nos ancêtres, mais il y en avait encore Jusqu’en 2010, si je’n’m’abuse.
Il y a beaucoup de travail à faire. L’autre indice que je laisserai est que nous devons tendre la main beaucoup plus tôt que nous le faisons,la plus part du temps, quand il y a un événement ou un festival. Il faut aussi avoir des réserves profonde de patience, tolérance et de reconnaissance que nous sommes ici depuis une fraction de temps comparativement. C’est comme visiter quelqu’un qu’on ne connaît pas très bien pendant une fin de semaine, ça fait plus de 10’000 ans qu’ils/elles sont ici. On ne connaît rien.
J’espère que mes mots ne sont pas trop pédestres. Je ne veux insulter personne. Ce n’est qu’une simple réflexion matinale après avoir lu votre article.
Bonne journée.
Natalie Légère