Le sacré dans le théâtre d’Emma Haché : critique de la production Exercice de l’oubli – Xavier Lord-Giroux

Exercice de l’oubli, Emma Haché [texte], Joël Beddows [mise en scène], Caraquet et Toronto, Théâtre populaire d’Acadie et Théâtre français de Toronto, 2019. [Edmundston, 29 janvier 2019].

Exercice de l’oubli d’Emma Haché est une pièce dont le texte est d’une grande beauté et profondeur. Une femme, un homme. Elle et Lui. Lui, victime d’un accident de voiture, a perdu sa mémoire. Hormis quelques détails banals, il a tout oublié. Enfin, presque tout. Il n’a pas oublié l’amour qu’il a pour sa femme. Il a oublié le prénom de celle-ci ainsi que son propre prénom, mais son amour pour elle demeure intact et fort. Son passé n’existe plus et il n’a pas de futur. Il est prisonnier du présent. Elle, au contraire, a toute sa lucidité et est confrontée à l’impossibilité d’avancer dans la vie avec Lui.

Ce texte, publié chez Lansman en 2016, a été finaliste pour le Prix littéraire du Gouverneur général dans la catégorie théâtre de langue française en 2017. N’ayant pas encore été porté à la scène, il suscitait d’autant plus d’intérêt pour les compagnies de théâtre du pays. C’est le Théâtre français de Toronto qui a mordu à l’hameçon le premier et qui, avec le Théâtre populaire d’Acadie, a coproduit la pièce en tournée au Nouveau-Brunswick à l’hiver 2019.

Crédit photo : NRL.

Une des meilleures clés pour pénétrer dans l’univers d’Haché est cette réplique du docteur tirée du premier tableau de la pièce L’intimité :

(À Fraucke) «[Je] sais reconnaître l’urgence de votre désir. Atteindre cette proximité avec vous-même avant que tout ne soit fini. […] C’est cette intimité-là que vous recherchez tous. Celle qui mendiait votre attention alors que vous lui tourniez le dos.» 

Cette réplique prophétise clairement non seulement l’action dans L’intimité, mais également celles dans Trafiquée et Exercice de l’oubli. Outre la quête de l’intime, c’est le passage du temps qui permet l’évolution des personnages, et la mort survient lorsqu’ils manquent d’air. Ces trois éléments : l’intime, le temps et l’air sont en quelque sorte les couleurs primaires qu’utilise Haché pour peindre ses paysages/écrire son théâtre.

La mise en scène par Joël Beddows présente les deux personnages joués par Claire Normand et Bruno Verdoni. Parmi les points forts, il faut souligner que l’utilisation de l’espace par le personnage de Bruno Verdoni, dans son monde où le passé et le futur n’existe plus, était fort pertinente. On en aurait même pris plus! Les personnages évoluent dans un décor conçu par Luc Rondeau. Un plateau incliné avec une structure métallique, une chaise qui monte en échelle cassée, l’autre moitié de l’échelle est suspendue au plafond. Ces éléments tout simples annoncent l’enjeu de la pièce : la cassure/l’impossibilité pour deux univers de se rejoindre. C’est un décor clair, et qui met efficacement en relief ce qui sous-tend la pièce. Toutefois, il pose un défi pour les comédiens qui peinent à y prendre leurs aises, surtout Claire Normand qui doit évoluer sur cette scène inclinée en souliers à talons hauts. Ce choix vestimentaire semblait la contraindre dans ses mouvements et dans sa capacité de monter sur la structure métallique chaise/échelle. Bruno Verdoni, avec ses espadrilles souples, jouissait d’une plus grande aisance et on appréciait les moments où il rampait au sol et où il se perchait sur l’échelle cassée. De façon globale, le mariage entre les costumes et le décor n’était pas tout à fait optimal. Si la pièce se déroule dans une chambre d’hôpital ou de foyer de soins et que le décor présente une interzone, les costumes doivent suivre. Les costumes doivent être plus aériens et plus audacieux visuellement. Il en va de même pour la musique et l’éclairage qui ne réussissent pas à soutenir en tout point ce qui est déjà sur scène. Il y a trop peu d’effets, trop peu d’éléments attrayants pour l’œil et l’oreille, et le tout donne l’impression de déguster une pâtisserie sans sucre.

Crédit photo : NRL.

On aurait aussi apprécié une proposition plus franche autour du passage du temps. C’est le temps qui permet aux personnages féminins d’Emma Haché d’évoluer et de réussir leurs quêtes et cela doit être mis en évidence.  Par exemple, l’apogée de la pièce se trouve à être à la fin de l’avant dernier tableau, lorsqu’Elle décide de partir pour continuer sa vie sans Lui. Cette scène est la plus forte du drame et elle a été bien portée par les comédiens. Mais la transition qui la relie au tableau final, lorsqu’Elle revient après une longue absence pour retrouver Lui, était trop rapide et ne donne pas le temps de saisir le tragique de sa décision : Elle l’a quitté! … mais pour à peine une quinzaine de secondes. Ce qui ne nous laissait aucun temps pour encaisser le choc et pour créer une rupture importante avec le rythme de la pièce. Si le passage du temps est libre à l’interprétation dans le texte, il doit être clarifié dans la mise en scène.

Par ailleurs, puisque c’est le manque d’air qui mène à la mort dans le théâtre d’Haché, ce danger doit planer constamment sur les personnages. Deux éléments peuvent l’illustrer : la cravate et les «Serre-moi plus fort» que prononce souvent Elle. Il faut saisir que la cravate que noue Elle autour du cou de Lui peut, d’un seul geste, le priver à jamais d’oxygène. Il faut également comprendre que lorsqu’Elle demande à Lui de la serrer plus fort dans ses bras, elle veut en fait que l’amour qu’il lui voue lui fasse perdre le souffle de façon permanente. C’est clairement perceptible à la toute fin, mais cette menace devrait poindre tout au long de la pièce.

Crédit photo : NRL.

Pour conclure, bien que cette collaboration entre le Théâtre français de Toronto et le Théâtre populaire d’Acadie semblait prometteuse, l’intégration des éléments qui sous-tendent le texte aurait mérité une plus grande attention. Emma Haché est l’autrice acadienne de théâtre qui s’inscrit le mieux dans les courants de dramaturgie moderne. D’un point de vue littéraire, c’est celle qui traverse le plus nos frontières et je me permets de prédire que c’est une de celles qui traversera le mieux l’épreuve du temps. C’est un bijou national et il faut se donner les meilleurs moyens pour monter ses textes.

À propos…

Xavier Lord-Giroux est artiste en théâtre et candidat à la maîtrise en études françaises à l’Université de Moncton. Il a présenté une communication intitulée «Le temporel dans le théâtre d’Emma Haché» lors du 28e colloque annuel de l’APLAQA à la Baie Sainte-Marie en octobre 2018. Originaire de Dieppe, il demeure aujourd’hui à Yellowknife.

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