Les articles de La Filière Louisiane sont publiés grâce à un partenariat entre Astheure et Les Carnets Nord/Sud, blogue de la Chaire de recherche du Canada en études acadiennes et transnationales (CRÉAcT) de l’Université Sainte-Anne. Cette série vise à faire mieux connaître les enjeux culturels de la Louisiane francophone et à favoriser le dialogue entre Acadiens et Louisianais.
Maire de la ville de Moncton de 1963 à 1974, Leonard C. Jones (1924-98) incarnait et exprimait ouvertement la francophobie ambiante et l’entêtement de la majorité à barrer la route aux aspirations des francophones à l’époque du «moment 68» en Acadie, pour reprendre le titre de l’ouvrage de mon ami et collègue Joel Belliveau[1].
Qui ne frisonne pas de dégoût moral en revoyant cette scène du documentaire L’Acadie, l’Acadie?!?, tourné en 1968-69, où il humilie des étudiants de l’Université de Moncton venus présenter les conclusions du rapport Laurendeau-Dunton (de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme) et, violemment paternaliste, rabroue le conseiller municipal Léonide Cyr. Plus tard, le maire Jones mènera son combat d’arrière-garde jusqu’à la Cour suprême, où il contestera la validité constitutionnelle des lois fédérale et provinciale sur les langues officielles (Jones c. Nouveau-Brunswick, 1975). On se persuade facilement que le fameux incident de la tête de cochon laissée sur son perron sous le couvert de la nuit, c’était bien fait pour lui! Un véritable Charles Lawrence du 20e siècle…
Bref, le maire Jones, c’est la dernière personne à qui l’on songerait de conférer la désignation d’Acadien à titre honorifique. Pourtant, c’est ce qui est arrivé en mars 1972, lorsque la ville de Moncton entérinait un accord de jumelage avec Lafayette, en Louisiane.
Suite à l’adoption d’une entente d’amitié par les deux conseils municipaux, à l’automne 1971, une délégation venue de Lafayette décernait au maire et à d’autres édiles municipaux, lors d’un banquet au Brunswick Hotel, des certificats de Honorary Acadian, de la part de la Maison Acadienne-Française de l’Université du sud-ouest de la Louisiane (USL). Quelques jours plus tard, le maire Jones retournait son certificat. Dans le contexte des débats enflammés sur le bilinguisme, prétendait-il, il lui était impossible d’accepter un tel signe de reconnaissance symbolique. Son geste provoquait ainsi un petit embarras diplomatique qui semble avoir été à peu près oublié par la suite.

Des années 1930 aux années 1960, l’entrepreneur et homme politique louisianais Dudley LeBlanc organise des tournées de ses troupes «d’Évangélines» aux Maritimes. Voici un groupe à Grand-Pré en 1936. Collection privée de Jeanne Thibault.
L’ouverture du Congrès mondial acadien 2019 offre une occasion propice de redécouvrir cet incident. Avec Québec, Lafayette et Moncton font partie des municipalités fondatrices du Réseau des villes francophones et francophiles des Amériques, lancé en 2015 à l’initiative du Centre de la Francophonie des Amériques. Un important rassemblement de ce réseau se déroulera du 15 au 17 août, dans le cadre duquel sera fêtée la relation entre les deux villes-sœurs.
Ce jumelage reflète bien sûr des liens bien antérieurs entre les deux aires de la diaspora acadienne. C’est au tournant du 20e siècle que les nationalistes acadiens reprennent contact avec leurs cousin cadiens. Des échanges se développent entre la Louisiane et l’Acadie des Maritimes, essentiellement autour de la commémoration du Grand Dérangement et le plus souvent sous le signe du personnage d’Évangéline. Le désir de moderniser ces rapports se manifeste dans les années qui suivent les fêtes du bicentenaire de la Déportation en 1955. Avec la création du Conseil pour le développement du français en Louisiane (CODOFIL) en 1968, l’élite franco-louisianaise mise désormais sur la coopération avec la francophonie internationale pour endiguer l’américanisation totale.

De passage au Musée acadien de l’Université de Moncton, la délégation lafayettoise fait cadeau du drapeau de l’Acadiane, crée en 1965 par Thomas J. Arceneaux sur la suggestion d’Allen Babineaux (3e de la droite), derrière qui se tient le maire de Lafayette, J. Rayburn Bertrand (4e de la droite). L’Évangéline, 13 mars 1972.
Les jumelages municipaux, phénomène qui émerge dans la foulée de la Seconde Guerre mondiale, viennent renforcer cette stratégie. Tandis que Lafayette se lie avec Longueuil (Québec) dès 1968, et que Moncton s’était déjà jumelé à Medicine Hat (Alberta) pour le centenaire de la Confédération en 1967, le premier jumelage de la diaspora acadienne est noué en 1970-71 entre Shédiac, capitale du homard, et Pont-Breaux, capitale de l’écrevisse. Lafayette et Moncton emboîtent bientôt le pas.
Les deux villes ont en commun leur statut d’agglomérations moyennes[2] servant de centres urbains régionaux et bénéficiant d’une concentration d’institutions culturelles, éducatives et médiatiques. Coïncidence intéressante, Moncton et Lafayette portent toutes les deux le surnom de «Hub City» en référence à leur fonction de plaques tournantes. La ressemblance va plus loin encore. Dans une lettre de 1969 adressée à Allen Babineaux, avocat et responsable du comité d’héritage acadien au sein de la Chambre de commerce de Lafayette, le père Clément Cormier (1910-87) fait valoir une analogie structurelle quant à la position relative des populations francophones :
Nous avons beaucoup en commun. Lafayette et Moncton sont vraiment les deux villes qui symbolisent le mieux la présence acadienne dans un État et une province à majorité anglophone, mais où la concentration acadienne est la plus dense[3].
Or, la reconnaissance du fait francophone est loin d’être acquise dans la prétendue «City with a Heart».
Début 1972, l’esprit du «moment 68» renaît avec force. La télédiffusion de L’Acadie, l’Acadie?!? rallume la contestation pour le bilinguisme à l’hôtel de ville (chose qui ne se réalisera pas avant 2002). Comble d’ironie, le gouvernement municipal, installé depuis peu dans la toute nouvelle Place de l’Assomption, est désormais locataire d’une des plus importantes compagnies acadiennes. Campé sur son obstination, le maire Jones refuse toutefois de faire poser une enseigne en français à l’entrée – même après une campagne de souscription réussie de la Société nationale des Acadiens pour payer la plaque. La frustration s’amplifie, les revendications aussi, ce qui donnera un coup de pouce à la fondation du Parti acadien en février, à Bathurst, et de la Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick quelques mois plus tard.
Aux yeux des observateurs comme de ses citoyens, Moncton présente l’aspect d’un champ de bataille autour des droits linguistiques. C’est sur ces entrefaites, et dans une atmosphère surchauffée, qu’arrive la délégation louisianaise pour conclure l’entente d’amitié entre Lafayette et Moncton, et que le maire Jones reçoit le titre de «honorary Acadian».

À titre d’exemple, ce certificat d’Honorary Acadian a été décerné à Jimmie Davis, deux fois gouverneur de la Louisiane et auteur de chanson «You Are My Sunshine». Center for Southeast Louisiana Studies, Fonds Jimmie-Davis, boîte 3, doc. 6.
Quelques jours après le banquet tenu le lundi 10 mars, le député monctonien Arthur Buck, progressiste-conservateur, prononce un discours en faveur du bilinguisme à l’Assemblée législative à Fredericton. Il évoque les rapports chaleureux qu’il a observés entre Acadiens et Louisianais et, avec une pointe d’ironie, se dit touché par l’octroi du statut «d’Acadien honoraire» dont a été gratifié le maire Jones.
Exaspéré par les propos de Buck, Jones renvoie son certificat au professeur Richard Chandler de l’Université du sud-ouest de la Louisiane.

Lettre du maire Leonard C. Jones au professeur Richard Chandler, 23 mars 1972. Archives provinciales du Nouveau-Brunswick, RS428, boîte 12222.
Ce n’est pas tout. Peu après, il tente de mettre les bâtons dans les roues du jumelage en empêchant la visite réciproque des conseillers de Moncton qui, malgré l’opposition du maire, se rendront en Louisiane à la mi-mai. Son raisonnement, qu’il explique dans une allocution radiophonique : en plus d’entraîner des dépenses injustifiées, les relations avec la nouvelle ville-sœur participeraient «d’un complot dans l’ombre pour promouvoir le bilinguisme ici ou là-bas[4]».
Au vu du foisonnement d’échanges et d’activités à caractère francophone en Louisiane, Jones ne croit pas si bien dire, peut-être. Alors que l’État vient d’élire un jeune et charismatique gouverneur francophone en la personne d’Edwin W. Edwards, le CODOFIL a organisé, du 3 au 5 avril 1972, un Congrès international des Amériques francophones. Sont présentes de nombreuses personnalités de la francophonie internationale, dont plusieurs Canadiens faisant l’éloge du bilinguisme officiel.
Ayant pris connaissance de «l’affaire du certificat» en menant des recherches sur les jumelages municipaux aux provinces Maritimes, je suis convaincu que sa pertinence est plus qu’anecdotique : l’incident montre la fascinante imbrication d’enjeux locaux et nationaux, d’une part, et transnationaux, voire translocaux, d’autre part. Du coup, on voit bien que les liens entre l’Acadie et sa diaspora ne se réduisent pas forcément au folklore, à la généalogie et aux bons sentiments.

Leonard Jones en 1978, après son exclusion du Parti progressiste-conservateur. Crédit photo : Dick Darrell. Source : Toronto Star Photograph Archive.
Il est facile de taper sur le maire Jones, tant sa résistance au progrès de la minorité francophone frisait l’absurde. Rendons plutôt hommage aux individus qui ont œuvré pour le rayonnement de l’Acadie, à commencer par Louis J. Cormier, l’un des architectes du jumelage, à qui Jones allait plus tard retirer sa fonction de maire-adjoint en raison de son militantisme linguistique.
Certes, il est dommage que la réputation du Leonard Jones, homme dont le talent et les compétences ne faisaient aucun doute, soit à jamais entachée par l’héritage de ses si haineux préjugés. Il est encore plus dommage qu’à l’aube du sixième Congrès mondial acadien le combat de 1972 pour la justice linguistique ne soit toujours pas terminée, ni au Nouveau-Brunswick, ni au Canada.
[1] Joel Belliveau, (2014), Le «moment 68» et la réinvention de l’Acadie, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa.
[2] En 1970, la population de la ville de Lafayette se chiffrait à 68 908 personnes sur 109 716 résidents dans la paroisse du même nom, tandis que la cité de Moncton comptait 47 891 personnes en 1971.
[3] Clément Cormier à Allen Babineaux, 27 mai 1969, Centre d’études acadiennes Anselme-Chiasson (CÉAAC), Fonds Clément-Cormier, 177.61.
[4] «Mayor’s Belief: Twinning Involves City in Conspiracy», Moncton Transcript, 1er mai 1972, p. 1.
À propos…
Originaire de Louisiane, Clint Bruce est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en études acadiennes et transnationales (CRÉAcT) de l’Université Sainte-Anne. Il enseigne aux Département des sciences humaines de cet établissement et dirige l’Observatoire Nord/Sud, centre consacré à l’étude de la diaspora acadienne et de l’Acadie dans sa dimension internationale. Ses recherches sur l’historique du jumelage entre Moncton et Lafayette feront l’objet d’un chapitre dans l’ouvrage collectif La dimension oubliée des années 1968 : mobilisations politiques et culturelles des minorités nationales en Amérique du Nord, à paraître aux Presses de l’Université Laval.
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