Les réactions à l’incendie de Notre-Dame de Paris et les antinomies de la laïcité en France – Mourad Ali-Khodja

Il est difficile de ne pas être interpellé par les innombrables réactions suscitées par le tragique incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris. Après la stupeur, l’effroi, les pleurs, le recueillement, les prières, les incessantes émissions télévisées et la frénésie des réseaux sociaux, vinrent ensuite les déclarations éplorées d’hommes et de femmes issus des milieux politiques, religieux, culturels et financiers. Puis, 24 h après l’incendie, la presse s’attela à estimer les promesses de dons que firent dans l’urgence certains milliardaires de France et de par le monde. Ils s’élevaient déjà à plus de 1,5 milliard de dollars canadiens! Impressionnante manne!

Il y eut certes quelques voix discordantes qui ont, sur-le-champ, rompu avec le chœur unanime des croyant.es et des non-croyant.es. Ainsi, certaines se sont élevées pour décrier les déclarations du Chef de l’État français l’accusant d’opportunisme en un moment marqué par le mouvement social des Gilets jaunes qui fragilise sérieusement son pouvoir. D’autres ont déploré la précipitation avec laquelle des milliardaires s’étaient engagés à contribuer par leurs dons à la reconstruction de la cathédrale. Toutefois, ce n’est ni l’une, ni l’autre de ces voix que cette brève réflexion empruntera.

Comprendre un tel événement exige plutôt de cerner le sens des discours qu’il a générés en les mettant en perspective avec les persistantes et inquiétantes tensions identitaires – en France comme ailleurs en Europe et dans le monde – mais sans perdre de vue cependant ce qu’ils nous apprennent de la politique de la laïcité privilégiée par l’État républicain français. Mais qu’en est-il exactement de cette dernière?

Dans ses travaux, l’historienne étatsunienne Joan W. Scott (The Politics of the Veil, Princeton University Press, 2007 et La religion de la laïcité, trad. fr., Climats, 2017) a bien montré que si la laïcité comme «opératrice discursive de pouvoir» n’est pas «un ensemble transcendant de principes, pas plus qu’une représentation exacte de l’histoire», les usages successifs auxquels elle a donné lieu attestent non seulement «d’une persistance du religieux dans les pays d’Occident d’où il est censé avoir disparu», mais que par ailleurs «le christianisme [lui-même] est devenu synonyme de démocratie». On comprend que, depuis au moins 30 ans, et à la faveur d’un ensemble de facteurs tels que l’intensification des migrations, l’émergence de l’islamisme politique, celle des extrêmes-droites et la crise des gauches européennes, on ait assisté tous azimuts à une surenchère politique, idéologique et symbolique sans précédent qui ne pense objectivement la laïcité que comme maintien impératif de l’hégémonie de l’identité chrétienne de l’Occident avec ce que cela implique généralement de stigmatisation de la figure de l’immigré et/ou du musulman.

À cet égard, et depuis 1989, les différentes législations et les dispositions françaises relatives à l’interdiction du port de signes religieux dits ostentatoires, tout comme le débat lancé en 2009 par le Gouvernement français dont le but consistait alors à préserver «l’identité nationale de la France» – en sont la parfaite illustration. Rappelons au passage que, plus près de nous, et à partir d’une rhétorique finalement assez semblable, la loi sur la laïcité que défend présentement le Gouvernement du Québec, est, quoi qu’en ait dit, à ranger sur le même registre identitaire.

Autant dire que l’événement malheureux de l’incendie de la cathédrale Notre-Dame a en quelque sorte «libéré» la parole puisque dans les innombrables déclarations, commentaires, articles, éditoriaux et gazouillis qu’on peut lire, est non seulement rappelée avec force, et sur plusieurs modes, l’identité chrétienne de la France, mais, en sous-main, y est surtout et souvent soulignée, avec insistance, la nécessité de réaffirmer et de défendre la civilisation européenne et le monde occidental dans son ensemble. On pense immédiatement à l’antienne chère à Samuel Huntington et à sa croisade en faveur du «choc des civilisations». (The Clash of Civilizations and the Remaking of the World Order, 1996) – spectre auquel réagissent aujourd’hui avec diligence et de brutale façon des pays tels que, notamment, la Hongrie, l’Italie ou la Pologne.

Les exemples de commentaires illustrant de telles thèses ne manquent pas et il est inutile d’en donner ici un échantillon. Il suffit de rappeler cependant qu’ils couvrent un large éventail qui va de l’hommage sincère rendu à la cathédrale et à la place qu’elle a occupée dans l’histoire de la ville et dans celle de la France, aux commentaires insidieux et agressifs qu’on peut lire – explicites ou en filigrane – de la part de plusieurs de leurs auteurs lesquels, prenant prétexte de cet événement, ont manifestement le souci d’en appeler au danger que représente l’Autre pour la France et pour l’Europe, et ce, dans toutes ses différences – religieuses, raciales et ethniques.

Finalement, aussi légitimes qu’aient été les réactions provoquées par ce triste événement, ce dernier s’est avéré un parfait analyseur de la conjoncture actuelle. En effet, les discours qu’il a générés ont d’une part, révélé les antinomies de la laïcité française («une laïcité très catholique» comme certains ont pu parfois ironiser) et, d’autre part, rappelé les limites que cette dernière pose aux conditions à une réelle appartenance citoyenne.

À propos…

Mourad Ali-Khodja est professeur titulaire et directeur-adjoint du Département de sociologie et de criminologie de l’Université de Moncton. Dès son arrivée au Nouveau-Brunswick, il a étudié les rapports entre l’identité acadienne et la construction sociale des savoirs en milieu minoritaire. Par ailleurs, il travaille également sur les questions relatives à l’interculturalité et il est membre du Groupe interdisciplinaire sur les cultures en contact (GRICC) de la Faculté des arts et des sciences sociales de l’Université de Moncton.

Une réponse à “Les réactions à l’incendie de Notre-Dame de Paris et les antinomies de la laïcité en France – Mourad Ali-Khodja

  1. Acadian identity is not a complicated thing at all. We are simply children of our Acadian parents, who know who they are, where they originated, and what happened in between; we inherit Acadian Historical Heritage. They had lost everything except their memories and their names.

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