Où est Frédéricton dans l’imaginaire collectif acadien? On va souvent rappeler l’existence du village de la Pointe Sainte-Anne et du Fort Nashwaak, capitale éphémère de l’ancienne Acadie, mais on sent une certaine gêne à s’approprier la ville telle qu’on la connaît aujourd’hui. Avant de m’y installer, Frédéricton était pour moi une ville «Old Money». Peu dynamique, pas très franco-friendly et où les gens se couchent tôt. J’ai résisté à m’y installer et j’y ai passé mes premiers mois à fuir la ville à chaque occasion possible. Puis, peu à peu, j’ai commencé à l’aimer. Sous son vernis de capitale rangée et sérieuse se trouve une ville vraiment amusante et moins austère qu’elle ne le laisse paraître. Malgré la montée de la People’s Alliance dans les couronnes nord de la ville, on y vit assez bien en français; surtout du côté sud. Quoiqu’elle ne soit pas officiellement bilingue, la ville offre tous ses services dans les deux langues. Et selon le dernier recensement, près du quart de la population peut parler le français. Il n’est donc pas rare de l’entendre dans les rues, dans les commerces et dans les maisons. Certaines icônes culturelles originaires de l’endroit, comme Measha Brueggergosman et David Myles, parlent (et chantent) couramment le français ainsi que certains politiciens comme David Coon, député provincial, et Matt DeCourcey, député fédéral. Cependant, la ville demeure pratiquement inexistante dans la culture acadienne contemporaine. Bien que de nombreux artistes acadiens se produisent à Frédéricton, l’absence d’institutions francophones vouées à la création artistique dans la région est certainement une des raisons qui peut expliquer cette sous-représentation dans les œuvres. Puisqu’elle est notre capitale provinciale, il est important d’investir culturellement Frédéricton. Il est important qu’on y prenne nos aises. C’est certainement ce que j’ai essayé de faire. Et à la veille de mon déménagement, j’ai senti l’urgence de brosser un paysage de la ville et des gens qui l’habitent. C’était pour moi une démarche très personnelle, j’ai hésité à la publier. Mais si au moins celle-ci peut contribuer à ce que certaines personnes s’y reconnaissent collectivement, ce sera un modeste pas dans la bonne direction.
Frédéricton :
Ville de forêts et de rivières,
Ville où le Soleil remonte le courant,
Ville où je viens de passer quatre merveilleuses années
Au cours desquelles je t’ai vraiment aimée.
Maintenant, comme un gouvernement en fin de mandat, je dois te quitter.
Cette lettre est pour toi (et pour tous ceux qui y figurent).
Ma chère, la croyance populaire te donne un couvre-feu.
Mais tu as une night-life :
Une multitude de microbrasseries aux clientèles hétérogènes,
Des partys costumés dans de vieilles maisons du centre-ville,
Des bingos animés par des Drag Queens, où la bienséance part en fumée,
Des bingos sur la réserve St-Mary’s, où on peut encore fumer à l’intérieur,
Le Harvest Jazz & Blues Festival, où des milliers de festivaliers engorgent les rues,
Des festins «après-ski» et «après-raquette» qui réchauffent l’âme,
Et des soirées d’été près du feu à contempler les étoiles;
À me perdre dans l’infini du cosmos.
Je vais m’ennuyer des gens,
Des femmes de militaires qui sont omniprésentes dans les écoles et les garderies,
Des enfants qui y peignent des murales partout,
Du gars qui chante tout fort en marchant dans les rues du Centre-ville, son hood;
Et qui s’en fout.
Des fonctionnaires chevronnés qui pensent détenir la Vérité,
Des jeunes fonctionnaires qui pensent encore pouvoir changer le monde,
Du professeur d’université barbu qui se promène en jupe et en talons hauts;
Et qui s’en fout lui aussi.
Des employées de la petite épicerie Aura, toujours souriantes,
Des vendeurs au Boyce Famer’s Market, qui rendent l’achat local agréable,
Du Clay Café, et de ses clients aux cheveux teints de toutes les couleurs;
Et qui s’en foutent royalement.
Je vais m’ennuyer de mon quartier.
Où les grandes maisons sont voisines des plus petites.
Où il y a les plus belles plates-bandes en ville;
Et quelques maisons abandonnées.
Où les vendeurs de têtes de violon passent leurs mois de mai.
Où les gitans campent autour de la somptueuse résidence du Gouverneur.
Où les fêtes foraines et les manèges font le bonheur de tous.
Où les ruines du village de la Pointe-Sainte-Anne sont cachées quelque part.
Où les écureuils font de l’overtime.
Où les femmes voilées se promènent à leur aise.
Où les différences ethniques disparaissent dans les jets d’eau du parc Wilmot.
Où le vieil hôpital Victoria accueille les patients en traitement de dépendances.
Où les politiciens se rencontrent en jeans au bar de l’Hôtel Delta;
Où les vraies décisions semblent se prendre.
Où les adolescents apprennent à conduire.
Où les gros autobus de touristes asiatiques font escale.
Où les amoureux marchent main dans la main.
Où je ne verrouille jamais ma porte.
Je vais m’ennuyer du fleuve.
De la petite plage sablonneuse juste devant chez moi;
Ou du désert de glace, selon la saison.
Des tempêtes où on a l’impression d’être dans un globe de neige qui se fait secouer.
Du dégel où des centaines de plaques blanches suivent le courant en flottant.
De l’eau froide qui entre sans invitation chez mes voisins d’en bas au printemps.
Des 2 mètres d’eau qui s’en expirent par après.
Des sorties en kayak l’été.
De l’archipel et du volcan endormi qui le surplombe.
Du petit jardin que j’ai planté sur une des îles.
Des quelques concombres qui y ont poussé.
Des marmottes joufflues qui broutent sur la pelouse.
Des aigles, des hérons et des mésanges à tête noire qui se donnent en spectacle.
Des gros poissons qui sautent trop vite.
Des avirons, des pontons et des sea-doos qui circulent.
Des brumes les matins d’automne.
Je vais aussi m’ennuyer de tes arbres
Des tilleuls sur les berges,
De la forêt en ton sein : le parc Odell, où j’allais si souvent me promener.
Des couleurs éclatantes d’automne.
Et de la féérie qui enchante la forêt après que les premiers flocons soient tombés.
Je vais m’ennuyer de ta culture et de ton histoire.
De la Galerie d’art Beaverbrook,
De contempler Une tempête qui passe;
Du Owl’s Nest Bookstore, cette jungle de livres d’occasion.
De lire Mrs Dalloway sous l’ombre de la tour horloge de l’hôtel de ville.
De voir Henri Mallet, premier acadien élu à ton conseil municipal, y entrer;
Gravissant avec entrain les marches gardées par des soldats britanniques.
Du mariage des cultures acadiennes, loyalistes, et wolastoquiyik.
Wolastoquiyik.
Ça veut dire : Peuple du fleuve Saint-Jean; ou plutôt «Peuple du Wolastoq».
Une nation fondée autour d’un fleuve; ça fait rêver.
Je vais m’ennuyer de mes amis, évidemment.
Échoués chez toi, nous nous sommes tous un peu retrouvés et aimés.
Grâce à eux, j’ai compris que je n’avais pas à partir toutes les fins de semaine;
Pour outrepasser l’ennui.
On a eu du fun.
Que ce soit à crier de peur dans la maison hantée du Charlotte Street Arts Centre,
À crier des slogans en manifestant sur la rue Queen pour l’équité des genres,
Ou à crier de joie en apprenant que l’une d’entre nous est tombée enceinte.
Merci pour ces moments.
Frédéricton, tu as été mon petit coin de paradis.
Et j’y ai vraiment connu l’amour.
On dirait qu’il n’a cessé de grandir dans mon couple.
Nous nous sommes même mariés sur les berges du fleuve, du Wolastoq.
Et je m’explique mal aujourd’hui pourquoi nous te quittons.
J’ai le goût de te dire «C’est pas toi, c’est nous».
Le goût de l’aventure nous pousse vers le Grand Nord canadien.
Vers une aventure à laquelle, inconsciemment peut-être, tu nous as préparés.
On se retrouve bientôt j’espère.
Je t’embrasse.
À propos…
Xavier Lord-Giroux est originaire de Dieppe. Diplômé en art dramatique, il est actuellement candidat à la maîtrise en études littéraires à l’Université de Moncton. Il a été président par intérim de la Société nationale de l’Acadie (SNA) et mène une pratique professionnelle en théâtre. Il habite Yellowknife, aux Territoires du Nord-Ouest.
Of course qu’un Lord aime Frédéricton
Merci. C’est beau. J’y vis à Fredericton, malgré moi. Tu me fais réaliser que j’aimes toutes ces choses aussi. J’aime pas l’absence de service en français et je préfère Moncton, mais oui, c’est bien.