Traditionnellement, les vendredis sont pour moi des bouts de semaine où j’attaque frénétiquement ma liste de petites tâches accumulées au fil des derniers jours. Alors, en fin d’après-midi il y a quelques vendredis, je jette un coup d’œil à ma liste griffonnée sur un coin de journal et repère le prochain point : SPCA. J’empoche la liste et consulte mon téléphone pour m’aider à tracer le meilleur trajet vers le refuge pour animaux de Moncton. GoogleMaps me répond pompeusement : «Pas compliqué, tu n’as qu’à descendre la promenade Elmwood pendant sept minutes, tourner à droite sur le chemin Caledonia et naviguer quelques rues du Caledonia Industrial Estates». En lisant ces conseils judicieux du Grand Manitou, j’étais bien loin d’imaginer que j’allais, dans précisément sept minutes, presque laisser ma peau sur un bout de pavé d’un parc industriel.
Les lecteurs m’imagineront certes une clef à la main cherchant ma voiture avec un beep-beep débarrant la porte, mais en fait je suis un de ces rares cyclistes qui calcule tous ses trajets à plus ou moins 22km/heure. Prenez une photo parce que c’est du Pokémon rare à Moncton! J’enfourche alors mon vieux Peugeot, set des tounes et me pousse du vaste stationnement au coin de la promenade Elmwood et de l’avenue Morton. À partir du chemin Lewisville jusqu’ici, j’avais profité d’une légère protection grâce à la nouvelle piste cyclable longeant la promenade Elmwood, mais je m’attendais avec raison qu’elle m’abandonne bientôt au trafic habituel. Ça va, je me suis dit, au moins cette route-ci est assez spacieuse pour accueillir tout le monde. Sept minutes plus tard au coin d’Elmwood et de Caledonia, à ma grande surprise je vois un de ces iconiques panneaux bleus Shared Routes Partagées. Tout à coup j’ai une bretelle d’un mètre en largeur rien qu’à moi au cœur d’un parc industriel à Moncton, qui l’aurait cru! Virage à droite sur Caledonia et me voici à 30 secondes du lieu fatidique.

Légende : Se faire écraser à vélo sur une piste cyclable en zone industrielle, c’est quand même pas très glamour comme destination finale.
Comme on le voit sur la photo, ce tronçon de la Caledonia accueille une sortie de l’autoroute Transcanadienne. C’est dans cette sortie de l’autoroute, exactement où la photo a été prise, qu’un camion de transport de 53 pieds faisait son approche vers la Caledonia à une vitesse bien raisonnable. À la droite de l’ilot, il devait céder le passage, me laisser passer, avant de tourner à droite. Sauf qu’arrivé devant l’îlot sur mon vélo, un flash et j’écrase mes freins d’un coup sec juste avant que ma vue et mon ouïe se couvrent d’un mur d’acier et d’hurlements de moteur. Le camion est passé à un pied de ma roue… Ok, press pause! So, comme, je viens actually de presque mourir? Huh… Alors, maintenant quoi? Qu’est-ce que j’en fais? Le camionneur est ainsi passé devant moi sans hésitation. Comprenez bien : si je ne m’étais pas méfié de lui et freiné juste avant sa sortie après l’îlot, même si j’avais la priorité de passage, ce mammouth distrait aurait permis ses plus de 16 tonnes de ferraille sur ma tendre personne et m’aurait réduit en bouillie. J’ai seulement pu rétorquer dans ma montée d’adrénaline en lui lançant mon plus distingué doigt d’honneur et vocabulaire du dimanche. Qu’importe, il n’a aucune idée qu’il a failli me mettre six pieds sous terre. Et là je vous assure que ce n’est pas un casque de vélo qui aurait prévenu l’étalement de ma cage thoracique sur le beau pavé du chemin Caledonia.
À ce point, vous vous dites peut-être que j’aurais dû garder ça simple en précisant qu’il «ne m’a pas vu» et qu’il s’agit ici d’une situation plutôt banale. Nuance! Si je te donne un petit coup de coude au bar par mégarde pis qu’tu drop ta pint dans ta purse, alors là, «j’t’ai pas vu» et on s’en fait pas trop. Quand un camionneur nie la possibilité d’une présence cycliste sur une route munie d’une piste cyclable, ça implique tout autre chose. Mais bon, j’écris cet article non pas pour décortiquer en longueur la situation décrite ci-haut, mais plutôt pour extrapoler de ce mélange de peur, rage et frustration ressentie suite à mon passage au Caledonia Industrial Estates. Que s’est-il passé? Pourquoi cette presque-mort m’est-elle arrivée autant de fois en 13 ans de cyclisme? Cette expérience est sûrement vécue par l’ensemble des cyclistes, non? Et si ça arrive ici comme ailleurs, comment peut-on s’inspirer des autres pour mieux sécuriser et encourager les cyclistes à Moncton? Permettez-moi aussi d’aller plus loin avec ces questions et de me demander en quoi est-ce normal qu’en 2016 dans un pays du G7 qu’on puisse si facilement se faire écrapoutir par un bloc de métal ambulant et que le seul descriptif d’un tel carnage serait automatiquement «un accident»? Enfin, j’écris surtout parce que depuis mon déménagement à Moncton à la mi-août, je me suis tapé cinq, oui cinq, quasi-fatalités et j’en ai bien marre!

Légende : Un «vélo fantôme» est placé à l’endroit d’un accident fatal. À vélo, on doit s’entraîner à faire fi des accidents pour ne pas abandonner la route.
Puisque tout est relatif, il est pertinent de comparer l’état des routes partagées du Nouveau-Brunswick avec celui des provinces avoisinantes. En Nouvelle-Écosse, grâce au groupe Bicycle Nova Scotia, une nouvelle route pour cyclistes a été inaugurée cet été : The Blue Route. Cette route a largement été inspirée de la Route verte, soit la plus long route cyclable au monde, un projet mené par l’organisme québécois VéloQC. Ce dernier œuvre depuis 50 ans à promouvoir le cyclisme au Québec et réalise avec grand succès des études importantes pouvant donner poids à leur cause. L’Ontario connaît aussi une bonne succession de victoires récentes, notamment avec la nouvelle réglementation provinciale, l’année dernière, augmentant les amendes d’emportiérages («dooring») à 500 $, inspirant le Québec à suivre le pas. Et enfin au Nouveau-Brunswick, désolé de l’admettre, on ne peut pas se vanter de grand-chose…
Je ne cherche pourtant pas à dénigrer le bel effort de la ville de Moncton ou de la province ces dernières années. L’apparition d’une multitude de pistes, voies et sentiers cyclables facilite le transport actif et sécuritaire et en fait la promotion. Cet important investissement en infrastructures rapporte à long terme en encourageant les Néo-Brunswickois à adopter de saines habitudes de vie et, entre autres, offre une solution en mobilité pour les résidents vivant en grande précarité. Pourtant, la construction d’infrastructures seule n’est pas suffisante. Si elle l’était, alors pourquoi, dans une ville avec si peu de côtes, les trottoirs comme les voies cyclables restent vides, dédaignés? En fait, je crois que le faible taux de cyclistes actifs est dû à la culture d’appropriation de la route par une part significative des motorisés. Cette culture du chauffeur voit la route comme son tapis rouge et les piétons et cyclistes comme des gens incapables de se payer une assurance auto ou peut-être des alcooliques ayant perdu temporairement leur permis de conduire. C’est aussi dû au manque de sensibilisation en continu des changements progressifs de la route ; les conducteurs aînés, par exemple, qui ont pris leurs cours de conduite il y a de ça 50 ans, n’auront pas les mêmes perceptions du partage de la route que leurs contemporains, non? Pour aller droit au but, il faut passer à l’action le plus tôt possible pour prévenir d’autres accidents tragiques et démystifier le cyclisme au Nouveau-Brunswick de façon inclusive et démocratique.

Légende : Inspiré à brasser la cage? Rejoignez le Groupe de mobilisation cycliste du NB / NB Biking Advocacy Group.
J’aimerais donc de ce pas vous inviter à faire part d’une nouvelle initiative lancée quelques semaines passées : le Groupe de mobilisation cycliste du NB. L’idée est de rassembler le plus d’individus sur une plateforme virtuelle bilingue (Facebook, faute d’alternative) afin de travailler conjointement dans le but d’améliorer la sécurité pour les cyclistes au Nouveau-Brunswick et de développer, au sens large, le cyclisme dans notre province. Agissant aussi comme un réseau, les participants peuvent partager leurs expériences d’ici et d’ailleurs et proposer au groupe une action concrète. Ces actions, telles l’envoi de lettres aux politiciens et la soumission de projets aux consultations publiques, se font déjà, certes, mais il y a un manque de concertation et de solidarité dans ces efforts. Que vous soyez conducteur ou cycliste, vos perspectives variées et constructives nous aideront à créer une vision commune de l’avenir du cyclisme au Nouveau-Brunswick.
P.S. : Cyclistes à Moncton, faites-moi confiance et évitez la crise cardiaque en ne prenant jamais le chemin Mountain à l’ouest du boulevard Von Harvey…passez plutôt par la nouvelle piste cyclable Northwest!
À propos…
Simon Dubé habite et est originaire de Moncton mais l’avait quittée ces huit dernières années en espérant mieux y revenir un bon jour. Zélé de la cause environnementale depuis Touftouf et Polluards, il a œuvré pendant cinq ans à un programme de sensibilisation environnementale au centre-ville de Montréal. Après un séjour énergisant de trois ans au Japon où il était enseignant au secondaire, Simon se dirige maintenant en Éducation tout en restant proche de ses racines.