Catacombes de fierté – Jean-Guy Duguay

Il y a quelques semaines, par un samedi soir, je suis allé au club gai de la ville de Monckton[1], le Triangle, le seul bar gai du Sud-Est du Nouveau-Brunswick.

Il en coûte six dollars pour entrer, ce qui comprend le vestiaire. Et la bière «normale» est 5,75 $.

Ce bar est au sous-sol de la Maison du commerce au coin des rues Archibald et Saint-Georges[2] dans ce que Céleste Godin appelle la capitale de la contre-culture en Acadie.

Cet édifice fut jadis la gloire de l’entrepreneuriat acadien. Construite par la Société l’Assomption à la fin des années 1950 je crois, juste à côté de la cathédrale l’Assomption au nom de la sainte patronne de l’Acadie, la Maison du commerce abritait jadis tout ce qui grouillait de réussite en affaires de ce bon peuple élu de Dieu. L’édifice appartient toujours à la Société Assomption-Vie.

Je suis donc allé au seul bar gai de la région par un samedi soir. Je me sentais un peu comme se sent souvent un ami qui, contrairement à moi, a grandi dans cette ville où j’ai dû m’exiler pour étudier il y a fort longtemps : où aller par un samedi soir dans cette ville qu’une amie britannique appelait «that Brown Baptist Town».

Au sous-sol de la Maison du commerce, le bar occupe presque la surface complète de l’étage, ses seuls voisins y étant à ce niveau un petit restaurant inoccupé depuis des années et probablement la chaufferie.

Le tunnel de l’escalier ouvre directement sur le vestiaire. La demoiselle qui y travaille depuis peut-être un an est un vrai rayon de soleil. Elle est unilingue anglophone, mais très gentille, n’ayant pas peur de dire «merci» (en français) et d’essayer de comprendre quand je lui parle français.

Je lui remets mon gilet et six piastres pour entrer. Je lui explique que je laisse mes cigarettes dans les poches et que je reviendrai probablement la déranger au cours de la soirée. Elle m’assure qu’elle comprend tout à fait, qu’elle est là pour ça et que ça lui fera plaisir de me remettre mon gilet et mes cigarettes quand je voudrai sortir fumer.

Elle me remet mon ticket et m’estampille la main pour que je puisse entrer et sortir à ma guise. Je laisse tomber mon pourboire dans le verre à droite sur son comptoir.

***

À gauche, la piste de danse. Il y a du monde. Il est minuit trente, l’heure de pointe de la semaine dans un bar gai. Au Nouveau-Brunswick, les débits de boisson ferment à deux heures du matin. J’ai donc une heure et demie pour déguster quelques bières et me sortir de ma torpeur, de mon isolement, si tant est que je suis isolé.

Je ne vois pas très bien, mais il semble y avoir une cinquantaine de personnes sur et autour de la piste de danse. En plein été, c’est quand même bien. L’été, les citadins de Monckton semblent tous se diriger vers le chalet. Tout le monde semble avoir un chalet de père en fils depuis des générations. C’est vrai qu’il a plu ces derniers jours, jusqu’en début de soirée, d’ailleurs. Je ne sais pas si mon hypothèse du chalet est juste, mais c’est ainsi que j’explique mon étonnement de ce qui est une soirée d’affluence en juillet.

***

Je me dirige vers le bar. Une autre trentaine de personnes. Le bar est immense, et ma place au bout du bar est libre. Je commande comme toujours une Keith’s. 5,75 $ et pourboire d’au moins 75 cents. Et, comme toujours, je demande un verre. La préposée au bar est francophone et gentille. Elle me demande mon nom. C’est la deuxième fois que je la vois. Elle travaille bien. Comparé aux grandes soirées, il faut dire que le bar est à peu près vide. Tout cet espace peut tenir jusqu’à 700 clients je crois. Je vérifierai un de ces jours sur le permis d’alcool qui doit être affiché bien en vue quelque-part sur les lieux.

Pour la préposée au bar, le bar est vide, mais ça veut aussi dire que, ce soir, on n’attend pas en ligne pour sa bière, son drink ou son cocktail. Pour les mélanges au shaker, ben, il faut au moins laisser le temps à la barmaid de mélanger, brasser, filtrer. Ce soir, on n’attend pas son verre, mais faut dire qu’à 125 personnes dans ce bar, tout le monde attend. Et tout ce monde qui attend, c’est de l’argent qui ne rentre pas dans les caisses. Et la propriétaire trouve qu’elle ne fait pas d’argent avec son bar.

***

C’est vrai que ça doit être difficile de trouver du personnel d’excellence pour exploiter un bar dans cette ville. Les meilleurs quittent pour Toronto ou vont travailler dans l’Ouest, dans les grandes forêts et tourbières massacrées des sables bitumineux. On dirait que, par définition, ce sont les moins bons qui restent dans les Maritimes. Les autres ont bien compris qu’au lieu de vivoter et de mourir à petit feu dans ces contrées, il vaut mieux sacrer son camp là où il y a du vrai argent à gagner.

Ce soir, on n’attend pas sa bière. Il y a cette faune toute moncktonienne de gens frisquets, plutôt distants, sortis se montrer. Demain, un grand nombre d’entre eux iront dans une église ou autre temple religieux. Les églises protestantes et catholiques pullulent en cette ville. Et les églises nouvelle mouture, les maisons de Jéhovah et autres lieux de culte continuent de pousser comme des champignons en périphérie, le long des autoroutes et dans les banlieues.

Une connaissance m’a déjà raconté qu’un gars qu’il avait ramassé dans ce bar même lui avait expliqué tout de suite après la baise que, le lendemain, il irait se confesser du rapport sexuel dont il venait de jouir pour pouvoir aller communier à la messe du dimanche.

***

Les gens dansent. L’attroupement au bar est calme. Ce bar dessert à la fois les hommes (gais) et les femmes (lesbiennes). Et, de plus en plus, on essaie de se faire croire qu’il y a une clientèle transgenre. Évidemment, les gars qui se disent bisexuels fréquentent le bar, y venant en grand nombre au bras d’une copine, question de draguer les hommes sans que cela ne se voie.

Avant de commander ma deuxième bière, je passe au vestiaire prendre mon gilet et mes cigarettes. À l’entrée du building, il y a plein de gens qui fument sous une lumière qui verdit les visages, les costumes et les habits. Malgré l’éclairage en plein sur la grande rue Saint-Georges, y’a de moins en moins de gens qui craignent de se faire voir en pleine lumière, juste à côté de la cathédrale, devant les portes de ce lieu de perdition qu’est le seul bar gai de Monckton. C’est déjà ça de pris : ne plus avoir peur d’être vu sous les réverbères. Mais la lumière pourrait être de meilleure qualité.

fierté moncton - crédit mélissa cormier

Archives. Crédit photo : Mélissa Cormier.

Je redescends. Je commande ma deuxième bière au bar. Force est de constater que je reconnais des visages, mais que je ne connais personne. Les gars de ma gang ne sortent plus. Ils sont trop vieux ou bien ils sont sans le sou.

Pour voir un peu mieux, je passe du côté de la piste de danse. Voir le monde danser, parfois ça remonte le moral. Et pi, des fois, voir de beaux garçons danser, la tête dans les étoiles, ça donne le goût de bouger. Parfois, ça donne le goût de draguer, de se déhancher. Sous les projecteurs, les danseurs du samedi soir savent souvent faire oublier la griserie de la semaine qui se termine. Et je ne suis pas allé dans une discothèque depuis un bon moment.

Je prends donc ma bière et traverse le grand vide qui me sépare de la discothèque. La musique n’est pas très bonne, mais il semble y avoir du monde. Je m’approche. Il y a quelques places libres le long du plancher de danse, mais je me dirige vers un siège au bout de la piste, à côté de la cage de la DJ. Elle y travaille sous une lumière bleu gris, écouteurs aux oreilles. Et elle enfile les tounes, lâchant de temps à autre un «As a special request, here is for you tonight… Enjoy your evening John and Fred».

C’est la propriétaire du bar qui fait la DJ. Elle économise ainsi de l’argent. De cette manière, les 6 $ que les autres bars demandent à l’entrée les soirs où il y a des artistes sur scène ne servent pas à payer un DJ. Le jeudi, elle organise des karaokés. C’est vrai que le loyer pour cette espace qui fait les ¾ du sous-sol de l’immeuble doit être exorbitant.

Le bar est gai, lesbien, bisexuel et supposément bilingue. Mais la DJ fait rarement jouer de la musique française. Même Stromae, elle ne connaît pas. Et au micro, on dirait qu’elle n’utilise le français que lorsqu’on lui tord le bras.

La DJ est dans sa cage de verre sous une lueur bleue pâle. Ses affaires marchent, on dirait. Des fois, j’ai cru qu’elle était beaucoup plus accueillante pour les lesbiennes, qu’elle se laissait aller à leur faire plaisir, à partager leur joie. Ce serait normal et sain. J’ai déjà vu ce bar plein de filles lesbiennes s’amusant à pleine folie. C’est beau et agréable de voir des femmes qui s’amusent, qui s’aiment et qui ont du plaisir ensemble.

***

D’habitude, gais et lesbiennes ne fréquentent pas les mêmes bars. Ce sont deux énergies très différentes qui ne font habituellement pas bon ménage. La sexualité féminine me semble plus amoureuse, plus émotive. La sexualité masculine, plus génitale, plus physique. Gais et lesbiennes ne dansent pas de la même façon, ne s’émoustillent pas de la même manière.

Je ne sais pas comment la drague fonctionne chez les filles, mais, chez les gais, ça a la réputation d’être rapide et intense. Un regard, quelques gorgées de bière et quelques minutes plus tard, c’est «Chez toi, ou chez moi?». Mais bon, ce sont là des souvenirs de discothèques montréalaises. J’ai rarement vu des gars réellement draguer dans ce bar-ci. En général, les hommes se tiennent debout le long du mur comme des colonnes à reluquer peut-être, mais sans que ça ne paraisse. Je crois que le fait que tout le monde se connaît dans cette petite ville, ça réduit les ardeurs de la testostérone. Dans cette ville, les filles sont plus affirmées que les gais. Et ce n’est pas juste parce que la propriétaire du bar est une femme : c’était comme ça même à l’époque où j’étudiais à l’université et qu’il n’y avait pas encore de bar gai. Les lesbiennes étaient les premières à aller repousser les bagarreurs qui se présentaient non invités aux partys gais et lesbiens dans des maisons privées. Alors que les gais s’enfuyaient en courant à l’étage, tout effarés.

***

Ma deuxième bière descend. Il n’y a pas autant de monde que je pensais dans la section de la piste de danse. Il y bien la file de gais accotés au mur, et les sièges sont presque tous pris sur le rebord de la piste. Mais sur la piste de danse, il n’y a que sept ou huit personnes. Et on ne voit rien. Pas de projecteurs sur la piste de danse. Rien qu’un jeu de lumières au laser. Des filets de rouge, de bleu, de jaune, de vert qui virevoltent sur un fond noir. On ne voit personne. Que des silhouettes sombres qui servent de fond pour la machine à rayons laser dont la propriétaire est si fière.

***

Ça me déprime. Ne même pas voir de beaux gars danser, juste les deviner dans le noir. Pas besoin de dépenser 25 $ pour imaginer des gars que je ne vois pas. Je peux faire ça chez moi, et l’Internet a de quoi alimenter tous les fantasmes dont je pourrais avoir besoin.

Je retourne au bar commander une troisième bière. Quelques conversations avec des gars, notamment sur la différence des relations interpersonnelles quand les gens sont face à face et quand ils échangent sur Facebook. Un jeune homme photographe est friand de réseaux sociaux, mais insatisfait des interactions qu’on y retrouve. Deux gars plus âgés expriment leur mépris pour ces technologies qui font que plus personne ne se parle. J’insiste qu’il y a des discussions et des émotions profondes qui s’y échangent, mais qu’il faut bien admettre qu’on y trouve plein d’effronteries. Un des gais hors-Facebook se vante tout à coup qu’il n’a pas, comme tous ces fréquenteurs de réseau, deux faces. Je lui lance pince-sans-rire un commentaire à la Facebook : «donc, tu es seulement et uniquement un trou de cul». Il me dit qu’il trouve mon commentaire offensif. Comme il clame n’avoir qu’une seule face, qu’un seul visage, c’est clair que ce n’est pas la face qu’il tient à mettre de l’avant. Je lui lève mon verre et, les yeux dans les yeux, je lui souris. Il sourit aussi. Il rit même. Et le jeune photographe le touche sur l’épaule comme quand on clique «J’aime» sur Facebook. Il ne comprend pas trop. On lui explique, On rit. La soirée tire à sa fin.

Je pars avant que, quelques minutes après deux heures, l’ordre soit donné d’allumer les lumières fluorescentes blafardes et de jeter tout le monde à la rue comme des nuisances dont on a bien hâte de se débarrasser. Demain, c’est dimanche, y’a la messe et, s’il fait beau, la plage. Ouste. Revenez la semaine prochaine. Ce sera peut-être un party fêtant l’une des couleurs du drapeau de la fierté gaie, lesbienne, bisexuelle et transgenre. Le prix d’entrée sera plus élevé, mais c’est pour une bonne cause.

[1] Il s’est glissé dans le nom de la ville de Monckton une erreur typographique qui remonte à la fin du dix-neuvième siècle. Comme je crois qu’il ne faut pas sous-estimer l’importance du cas du lieutenant-colonel Robert Monckton, je corrige.

[2] On a l’habitude d’épeler le nom de cette rue importante de Moncton en anglais : Saint George. J’adopte ici le nom en français. Il s’agit d’un seul et même saint, quand même.

À propos…

Duguay, Jean-Guy

Orphelin du Collège de Bathurst atterri à Moncton à la fin des années 1970. Conseiller en télématique auprès des organismes de développement international au Québec-Ontario-Canada dans les années 1990, traducteur depuis le début du présent millénaire. Rêveur mal adapté aux résultats réels des tenants du Peace and Love et autres utopies de sa génération.

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