Les articles de La Filière Louisiane sont publiés grâce à un partenariat entre Astheure et Les Carnets Nord/Sud, blogue de la Chaire de recherche du Canada en études acadiennes et transnationales (CRÉAcT) de l’Université Sainte-Anne. Cette série vise à faire mieux connaître les enjeux culturels de la Louisiane francophone et à favoriser le dialogue entre Acadiens et Louisianais.
Qui de nous n’a pas vu, dans les derniers mois, au moins une des trop nombreuses vidéos montrant l’une des trop nombreuses morts d’un Noir américain aux mains de la police? Grâce à la téléphonie mobile et aux plateformes de partage, nous sommes devenus, toutes et tous, des témoins.
Des témoins très imparfaits, certes, dans la mesure où ces extraits filmés ne disent pas tout ; toujours est-il que nos petites caméras servent désormais de précieux instruments de responsabilisation des actions et comportements des autorités chargées de «protéger et servir» l’ensemble des citoyens. C’est presque à se demander comment cela se faisait avant l’ère d’Internet… ou du film ou de la vidéo, de l’enregistrement audio et de la radio, ou encore, en remontant plus loin, de la reproduction photographique à grande échelle.
Cela se faisait, pourtant.
Je viens de signer une chronique dans Le Devoir à l’occasion du 150e anniversaire d’un incident tragique, révoltant même, de l’histoire de la Louisiane : le massacre du Mechanics’ Institute, alors siège du gouvernement de l’État, à la Nouvelle-Orléans, le 30 juillet 1866.
L’événement s’est produit au lendemain de la Guerre civile américaine (1861-1865), au plus fort de la période de la Reconstruction (1863-1877), c’est-à-dire de réforme du Sud dans la foulée de l’abolition de l’esclavage. À ce moment-là, des politiciens et militants radicaux voudront rouvrir la convention constitutionnelle louisianaise afin d’accorder le droit de vote aux Noirs affranchis et aux Créoles dits de couleur. C’est un geste audacieux et très controversé.
Les Blancs conservateurs – à savoir : la vaste majorité des Blancs louisianais –, sympathisants de la Confédération défaite, n’y voient qu’un affront et une menace. Il faut savoir que la grande ironie de l’après-guerre de Sécession, c’est que les perdants deviennent les vainqueurs. Déjà, en 1866, le maire de la Nouvelle-Orléans, John T. Monroe, est un nostalgique inconditionnel du Sud esclavagiste, de même que le chef de police, Thomas Adams, ancien colonel de l’armée confédérée. À ces gens-là, rien ne fait plus horreur que l’égalité politique et sociale des races.
Pour un résumé très succinct de l’issue de cette funeste journée de l’été 1866, je vous laisse lire Le Devoir ou, mieux encore, vous livrer à un peu de recherche sur cet événement qui fut l’un des plus navrants de cette époque[1]. Vous apprendrez que le bilan n’est pas joli : près d’une quarantaine de morts, presque 200 personnes blessées. La majorité des victimes sont noires et créoles de couleur, à côté de quelques alliés blancs.
Vous lirez aussi le célèbre télégramme où le major général Philip Sheridan, commandant militaire en Louisiane et au Texas, impute la responsabilité à la police municipale : «It was no riot; it was an absolute massacre by the police», estime-t-il. Pour certains, c’est un jugement hâtif et partiel ; aux yeux de beaucoup, la complicité des autorités est chose certaine.
Le massacre du 30 juillet est l’une de mes obsessions historiques.
Le 30 juillet 1866 me hante parce qu’il reste extrêmement pertinent, même en 2016. À défaut de comprendre les dynamiques mises en place à l’époque de la Reconstruction, les contours actuels du racisme systémique aux États-Unis restent flous, difficiles à situer, en termes de leur genèse. C’est, du moins en partie, l’oubli de cette dimension de l’histoire qui aura contribué à ce que le Président Obama a appelé un «déficit d’empathie» chez les Blancs en ce qui concerne l’expérience vécue des Noirs face à l’appareil policier et judiciaire.
En plus, cet incident me fascine à cause du militantisme héroïque des progressistes francophones de la Nouvelle-Orléans. Pendant la Reconstruction, les «gens de couleur» de langue française, s’alliant aux Noirs nouvellement émancipés, vont jouer un rôle de premier plan dans les combats politiques pour une société post-esclavagiste juste et égalitaire – pour un monde meilleur.
Leur principale arme est un organe de presse : La Tribune de la Nouvelle-Orléans (1864-1870), qui a relayé leur premier journal, L’Union, fondé en 1862. À l’été 1866, seule La Tribune représente le point de vue de la convention radicale ; après le 30 juillet, ses journalistes et collaborateurs participent aux efforts pour faire lumière sur cette horrible tuerie aux relents de conspiration et pour réclamer que justice soit faite.
À cet égard, le journalisme militant de La Tribune apparaît comme un précurseur du mouvement Black Lives Matters, à n’en pas douter.
C’est dans cette visée que La Tribune publie, le 2 septembre 1866, une lettre qu’elle a reçue d’Octave Breaux, ancien officier du premier régiment noir de l’armée fédérale, les Native Guards. En cette qualité, il avait combattu les Confédérés pendant trois ans de service militaire volontaire[2]. (Je laisse aux généalogistes le soin de vérifier si Breaux avait des ancêtres acadiens ; c’est fort probable). Sa lettre rapporte une conversation qu’il avait entendue à la dérobée dans les heures précédant le massacre.
C’est ce document que je souhaite faire découvrir ici. En voici l’extrait le plus pertinent :
Le 30 juillet, au lever du jour, une voiture s’arrête devant ma porte, encoignure Laperouse et Johnson. La personne qui conduisit la voiture l’arrêta pour causer avec un ami qui passait. Les deux hommes causèrent ensemble. Je me trouvais séparé d’eux par la barrière, de sorte que je pouvais entendre sans être vu ; ensuite ils ne supposaient pas, sans doute, qu’à pareille heure qu’il [sic] y eût du monde sur pied qui pouvait écouter ce qu’ils disaient.
L’homme de la voiture dit à l’autre qu’il cherchait des adhérents pour mettre à exécution un plan qui devait faire tomber la Convention au milieu d’une mare de sang et que pour cet effet il avait sur lui une liste de tous ceux qui voulai[en]t co-opérer avec la police. Il a dit que si l’on permettait que Convention se réun[î]t sans qu’il y eût du sang de versé, qu’il est possible que ses actes pourraient avoir de la valeur, tandis que si on trouve le moyen de faire verser le sang, tout ce qui se rapporte à la Convention sera rendu odieux. Il a ajouté de plus qu’il y avait un plan pour intimider, par l’assassinat, la population de couleur, et que tous ceux qui avaient consenti à prêter leur appui pour l’exécution de ce plan devaient se mettre à trois, dans la soirée, à chaque coin des rues. Les deux individus s’éloignèrent un peu et je ne pus entendre davantage.
Ainsi, le témoignage de Breaux semble confirmer le caractère prémédité du massacre et des violences à l’endroit des Noirs, plus généralement. Il affirme par la suite avoir prévenu les autorités… qui n’ont rien fait.
Soit dit en passant, la dynamique linguistique de l’incident n’est pas dépourvue d’intérêt. En décembre 1866, Breaux témoigne devant une commission d’enquête, où l’on remarque qu’il ne saisit pas toujours le sens des questions qui lui sont posées en anglais. Il explique : «I only learned English in the army», en ajoutant qu’il comprend cette langue mieux qu’il ne la parle. Sa déposition montre bien que la compétence linguistique est un enjeu de crédibilité.
En dépoussiérant ce témoignage écrit, il serait certes injuste d’ignorer l’impact très considérable de la diffusion d’images à l’échelle du pays. Très précisément, le magazine Harper’s Weekly publiera, fin août 1866, un dossier spécial proposant une série de gravures, dont quelques exemples sont reproduits plus haut. Ces images, qui vont choquer les gens du Nord, auront aidé à sensibiliser l’opinion publique à la situation dangereuse qui prévaut alors dans le Sud.
Il y aurait toutefois erreur à négliger la voix et la perspective des personnes visées par la terreur raciale de l’après-guerre civile, et qui pouvaient, en l’occurrence, s’exprimer en français.
[1] Ce récent reportage diffusé à la radio publique de la Nouvelle-Orléans donne un point de départ facile. Il y a aussi plusieurs ouvrages consacrés au massacre, dont celui de James G. Hollandsworth, Jr., An Absolute Massacre: The New Orleans Race Riot of July 30, 1866 (Bâton-Rouge, LSU Press, 2001)
[2] Hollandsworth, pp. 5-6.
À propos…
Titulaire de la Chaire de recherche du Canada en études acadiennes et transnationales (CRÉAcT) à l’Université Sainte-Anne, Clint Bruce prépare une anthologie bilingue de poésies engagées écrites en français à l’époque de la guerre de Sécession, à paraître aux presses de The Historic New Orleans Collection.
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