Matherne, Beverly. Bayou des Acadiens / Blind River, Moncton, Perce-Neige, coll. « Acadie tropicale », 2015, 148 p.
« Même si notre langue est en train de disparaitre, comme la tienne, elle est
bien vivante dans les rites comme celui-ci et dans les contes et les blagues. » (p. 58)
« Though our language is dying, like yours, it’s alive and well
in rituals like this and in folktales and jokes. » (p. 122)
La juxtaposition du français cadien et de l’anglais dans Bayou des Acadiens / Blind River permet à Beverly Matherne d’évoquer les existences parallèles dont les francophones de la Louisiane font l’expérience, chacun d’une manière toute personnelle. Ce recueil de nouvelles, de contes et de poèmes en prose joue ainsi des effets produits par la répétition bilingue des poèmes – les textes étant d’abord présentés en français puis, dans la deuxième moitié du livre, en anglais – offrant de chaque histoire deux versions presque identiques, correspondantes mais décalées.
L’insertion de termes cadiens dans le texte anglais le marque d’ailleurs comme langue de traduction, tout en montrant le particularisme du français cadien. Ceux qui se seraient éloignés de cette langue peuvent y avoir accès en passant par l’anglais qui l’a remplacé dans l’usage courant, ou encore y retourner en retrouvant le sens d’expressions régionales perdu dans les standardisations du français écrit ou médiatique.
Le registre de l’éloignement, c’est-à-dire la prise de distance ou la disparition et leurs dynamiques, offre une cohésion au volume. Jouant de l’ambigüité propre à l’éloignement, Matherne évite les écueils du thème de la perte – la lamentation de l’irrémédiable, le tragique de la disparition – mais aussi ceux de l’espoir : le passé auquel elle puise n’est pas un âge d’or, et les dénouements n’offrent pas d’avenir radieux.
Matherne reprend plusieurs thèmes déjà tissés dans son recueil La Grande Pointe[1] : les magnolias, symboles vivants de la fidélité et de la pureté, mais aussi de la force et de la continuité; le travail du tabac et de la canne à sucre, montrant la part matérielle et épuisante de l’existence quotidienne passée; ou encore Madame Grand-Doigts, personnage mythique qui effraye les enfants en faisant planer une menace sur leur futur – et sur le présent de l’écrivaine.
Plutôt que de spéculer sur l’avenir du français cadien ou des francophones de la Louisiane comme on pourrait s’y attendre, Matherne présente d’autres futurs possibles pour ses personnages dans des passages qui se rapprochent du réalisme magique. Ses personnages font l’expérience d’événements incompréhensibles et mystérieux, qui relèvent peut-être plutôt d’un réalisme fidéiste ou miraculeux, puisque ce n’est pas tant la magie ou la structure d’un monde autre que le nôtre qui est à l’origine de leurs expériences, mais bien leur foi; c’est elle qui donne sens à ces expériences mystérieuses.
Deux visions font l’objet de deux nouvelles au centre du recueil, chacune apparaissant à un personnage féminin peu défini hors de son rapport à cette vision : Madame Brignac, dont l’époux est décédé depuis longtemps; et Éziel, qui érige une chapelle. Celle de Madame Brignac, qui exerce sur elle une fascination et qu’elle ne communique à personne, nous présente l’irruption soudaine et spectaculaire du mal, rejouant dans un registre mystique la présence continuelle du mari défunt : « la mère restait figée. Elle brillait comme des lys de gingembre, comme la lune, comme le crucifix d’Émile à l’aurore » (p. 46). Celle d’Éziel, au contraire, se présente aux autres par un témoignage contagieux qui les inspire à revenir à la beauté et à l’harmonie : « À travers le vitrail la lumière passe, bleu royal et rouge. Des prismes dansent sur les lèvres de la Vierge. » (p. 64) Ici encore, la mort est présente, mais sur le mode de l’éloignement : Éziel, avec ce qu’elle inspire chez autrui, demeure présente et vivante sous la forme d’un fleurissement qui l’emporte sur la solidité du cercueil.
Vu ce thème de l’éloignement et la présence répétée de la mort, il est tentant de conclure que Matherne présente une culture en voie de disparition, à sauver de l’oubli et peut-être même à revivifier. Pourtant, le registre de l’éloignement donne un tout autre sens au recueil : les personnages apprennent à vivre avec et après la prise de distance, et même en prenant une certaine distance par rapport à eux-mêmes.
La mort est bien présente tout au long du recueil, non pas sous la figure de l’absence ou du manque, mais comme le mouvement de l’approche et du passage, comme une réorganisation du réel et des relations qui demeurent possibles après un bouleversement. Ainsi, dans « Au-delà des mathématiques », lorsque Marie, l’épouse du personnage principal, meurt, la nouvelle est orientée sur la relation entre son mari et leur fils. La mort est aussi présente au moment des funérailles, où les relations familiales et communautaires normales disparaissent pendant plusieurs jours et semaines alors que les rites et le faste prennent le devant de la scène (« Notre-Dame des Douleurs », « Amira »).
De même, dans la micro-nouvelle « Tit June est revenu la veille de Noël », un personnage revient de loin pour repartir aussitôt. Son rapprochement soudain est offert comme un envers de l’éloignement, mais aussi comme appelant un nouvel éloignement : ceux qui ont été crus disparus, perdus à jamais, ne peuvent revenir et reprendre leurs relations normales qu’assez longtemps pour mettre en doute leur perte et montrer comment chacun s’est déplacé et replacé autour de cet éloignement, conservant la possibilité du retour, sans pour autant le garantir.
Malgré le bilinguisme du recueil, on ne trouve pas de souci de travail formel dans l’arrangement des poèmes ou dans leur composition. Ce qui est à dire prend souvent le dessus sur la manière de le dire, sur la langue. Par la distance qui marque l’éloignement des perspectives exprimées dans chaque langue, un redoublement de l’expérience a lieu, plutôt qu’une comparaison entre deux expériences : on passe directement à la manière propre à l’écrivaine de parler et de décrire, comme si elle voulait évoquer non pas une langue, une culture, un peuple, mais bien une manière d’être toute personnelle, familiale et familière.
[1] Beverly Matherne, La Grande Pointe, Merrick (NY) Cross-Cultural Communications, coll. « Cajun Writers Chapbook », 1995, 48 p.
À propos…
Jérôme Melançon est né au Nouveau-Brunswick et s’est lentement déplacé vers l’Ouest. Il enseigne la philosophie politique et les études politiques au Campus Augustana de l’Université de l’Alberta, à Camrose. Il est l’auteur de deux recueils de poésie, dont De perdre tes pas (2011, Éditions des Plaines). Il écrit sur Twitter sous @lethejerome.