Réflexions sur la dénonciation des abus physiques et psychologiques à caractère sexuel ou «genré» dans notre société.
Sur le texte que je m’apprête en tremblant à écrire (parce que ce sujet me bouleverse), les réactions seront diverses. Déclenchera-t-il des attaques ou des critiques savantes, des doutes ou des témoignages, des incompréhensions ou des malentendus? De l’indifférence? De cela aussi, je tremble : de l’indifférence que cette question peut, mais ne devrait pas susciter.
On me dira peut-être hypersensible ou au contraire idéologue, car je me réfère à la fois à des impressions subjectives et à des théories de genre («gender studies»); à des émotions réelles qui me submergent parfois, mais aussi au féminisme, à certaines propositions féministes qui alimentent ma réflexion depuis toujours. Je ne sais qu’une chose, à l’orée de cette réflexion que je vous propose : qu’on la lise ou non, qu’on soit intéressé par elle ou non, je ne saurais me taire.
En mon âme et conscience, je n’accepte pas, je n’accepte plus, je ne peux pas continuer, comme si de rien n’était, de vivre dans ce monde, où les victimes d’agression sexuelle, de violence «genrée» et d’abus physique ou psychologique à caractère sexué, vivent parmi nous dans le silence, dans la honte, dans la détresse et le rejet.
Vous le savez. Vous êtes peut-être même déjà secrètement tannés d’en entendre parler. Récemment, onze femmes (dont seulement trois à visages découverts) ont allégué avoir été agressées ou violentées par l’ex-animateur vedette de l’émission Q. Deux députés fédéraux ont été suspendus, expulsés du caucus libéral et sont sous enquête pour des allégations sérieuses d’inconduite sexuelle contre des collègues. Et l’on espère en vain, sous ce gouvernement aveugle et sourd, la mise en place d’une commission d’enquête nationale sur la disparition de centaines (d’un millier?) de femmes autochtones au Canada. Rien de nouveau sous ce rare soleil automnal. Quand j’étais petit, 14 femmes ont été massacrées par un monstre dans les locaux mêmes de la Polytechnique où elles étudiaient, parce qu’elles étaient des femmes dans un milieu (celui des ingénieurs) qui était considéré comme non-traditionnel pour elles.
Les statistiques sont effarantes, que ce soit la violence conjugale, les viols ou les crimes haineux, misogynes. Les faits ne peuvent que faire naître la plus profonde et urgente indignation. Des relents de racisme, de transphobie, d’homophobie, etc., se mêlent en plus à ces horreurs. Pourtant, j’entends et je lis trop de gens minimiser, ridiculiser, «relativiser», ou continuer à répandre des mythes éculés sur cette question.
Les faits récents (ou plus anciens) ne serviront que de trame de fond à cette réflexion qui m’habite depuis longtemps. J’illustrerai mon propos d’exemples tirés de mon vécu, mais ce ne seront pas des arguments, que des points de départ. En fait (je vous vole le punch), à la fin de votre lecture, vous n’aurez aucune réponse de ma part. Aucune conclusion. Mon souhait, au terme de cette démarche, est que de neuves questions surgissent. Que d’autres pistes, que d’autres perspectives s’ouvrent, pour que l’esprit ne reste pas en place, pour que les dogmes ou les sophismes, pour que les préjugés ou les jugements supposément rationnels, vacillent.
Ce qui est, à mon sens, un début de quelque chose comme une prise de conscience de l’horreur : quelle est cette société supposément juste, égalitaire, démocratique et «évoluée», où des victimes de viols et d’agressions sexuelles, de violence et d’abus de toute sorte, m’entourent sans que je le sache, sans que j’y puisse rien, dans l’anonymat et le silence le plus complet à cause de la peur de dénoncer des crimes?
En principe, des mécanismes existent pour prévenir, protéger, et entendre les plaintes des victimes. En principe seulement. Concrètement, les victimes ont souvent peur de ces démarches, ont peur des conséquences («bombes à fragmentation dans les familles», comme le disait la journaliste Michèle Ouimet dans son percutant texte «La honte», dans La Presse). Ont peur de ne pas être crues, d’être stigmatisées, voire ridiculisées publiquement.
Malheureusement, les victimes ont raison d’avoir peur…
Dans notre société, force est d’admettre que la dénonciation représente une sorte d’aveu de faiblesse. On soupçonne d’emblée des exagérations ou des fausses accusations machiavéliques contre des «citoyens respectables». Donc, à la peur qu’on inculque dès le plus jeune âge aux jeunes filles, à cet honneur ou cette pudeur archaïque qu’on leur demande de défendre (plutôt que d’inculquer le respect de soi et des autres à tous les petits garçons et à toutes les petites filles), succèdent la peur viscérale d’être victime de ce dont elles ne sont pas responsables, et la peur de dénoncer son agresseur (trop souvent un parent, un ami, un collègue…).
Le mouvement actuel sur les réseaux sociaux québécois #AgressionNonDénoncée est d’autant plus admirable selon moi. Mais les mythes ont la vie longue… Cette semaine je lisais une lettre dans Le Devoir, où l’auteur, tout en dénonçant publiquement le machisme et les comportements inacceptables de la part de certains hommes, reprenait à son compte l’un des pires mythes qui soient : les femmes sont le sexe faible, et les hommes le sexe fort. Selon lui, un fondement biologique évident rendrait les femmes plus faibles, donc, disait-il : elles représentent naturellement des «proies». D’où, à son avis, la peur qu’elles ressentent et que lui, un homme, passera sa vie à ne jamais ressentir.
Je me suis posé la question : la peur du viol ou de l’agression sexuelle m’est-elle épargnée parce que je suis de sexe masculin? Non.
Je vous raconte une anecdote. Un jour, j’étais allé danser avec des amis (gars et filles) au seul bar gay de Moncton. Durant la soirée, à un certain moment, je dansais près d’un inconnu, qui décida de jeter son dévolu sur moi. En une fraction de seconde, je me suis retrouvé pris entre lui et un autre homme (un de ses amis?) comme si un piège s’était refermé. En pleine piste de danse, mais soudain isolé de mes ami.e.s, je me suis retrouvé pris en sandwich puis, une main avide s’est glissée dans mon pantalon, et j’ai eu peur. Une peur irrationnelle, viscérale, immobilisante.
Tout mon corps a réagi avec dégoût et panique. Savez-vous ce que j’ai fait? Non, je ne lui ai pas écrasé mon poing au visage. Ce ne sont pas tous les hommes qui réagissent spontanément ainsi. Oui, je me suis sauvé. Mais je lui ai dit : «Merci pour la danse», avant de projeter mon corps vers la sortie. La peur ne m’a pas quittée du reste de la soirée, et c’est avec elle, la maudite peur, que j’ai dansé un «slow collé». Que j’ai ramenée ce soir-là dans mon lit. Qu’avais-je fait pour être touché de la sorte? Rien.
J’ai compris bien des filles de mon entourage, après cet incident…
Prenons un autre exemple : une amie à moi, hétérosexuelle et d’une beauté éclatante (ces détails sont à la fois inutiles et pourtant exigées par la curiosité populaire, comme si ça changeait quelque chose, au final), marchait de nuit dans un quartier un peu rough de Montréal. De fait, à un moment donné, elle s’est sentie suivie. Petite parenthèse : dans notre société, une femme traquée ne sait pas toujours comment réagir. On n’enseigne pas ça. On lui enseigne à avoir peur. Alors, alarmée par le danger, prenant conscience de sa «faiblesse biologique» qu’on ne cesse de lui répéter, maudissant son choix de hardes et d’escarpins trop sexy, si elle n’a pas eu la présence d’esprit de se munir d’une arme ou de prendre des cours d’autodéfense elle cherchera spontanément à se sauver, à fuir, à trouver un abri, un lieu sûr, des témoins, de l’aide.
Mon amie, elle, non. Elle s’est retournée d’un bloc vers l’homme qui la menaçait silencieusement en la poursuivant à travers les rues, et elle a huché : «Quosse tu veux!?» Le gars a figé raide. Et ils ont fini par faire la causette sur le bord de la rue pendant une éternité. Il lui a avoué son désir irrépressible de la violer, de violer une femme, n’importe laquelle, il lui a avoué sa peur du rejet, sa peur des femmes. Elle l’a écouté, et elle lui a donné des conseils sur comment approcher les femmes avec plus de respect, mais aussi avec plus de chances de leur plaire. Surréaliste, vous dites!? Après un élan, ils sont partis chacun de leur côté, et mon amie est rentrée chez elle en tremblant comme une feuille. Pure chance ou folie, son attitude ferme (malgré sa peur), l’avait sauvée. Ce soir-là. Pour l’instant. Jusqu’au prochain freak.
(Eut-il été armé, ou moins impressionnable, ou plus déterminé, je n’ose imaginer ce qui serait arrivé à mon amie.)
Je ne connais aucune culture à aucune époque où le fait d’être identifiée comme femme ne recèle quelque désagrément (légal, religieux ou autre) fondé, non pas sur le fait d’être de sexe féminin en tant que tel, mais sur les croyances que les hommes (et les femmes elles-mêmes) ont, sur les représentations mentales qu’ils (elles) ont envers le fait d’être femmes.
Pourtant, je regarde autour de moi, et je me dis que notre pays est constitué de presque tout ce que ça prendrait pour mettre fin à la violence contre les femmes-en-tant-que-proies-infériorisées. Que ce soit nos lois, nos institutions, nos techno-sciences ou nos appareils conceptuels, auxquels nous pouvons nous référer et nous servir comme de leviers, rien ne s’opposerait à ce que l’on devienne la première société au monde, et de l’Histoire, à abolir complètement les iniquités, les inégalités, les préjugés, les dangers, les violences que subissent les femmes. Pourquoi les choses ne changent-elles donc pas? Mystère.
Revenons à mes anecdotes. Et observons nos réactions respectives. Moi homme, j’ai réagi à un attouchement sexuel non désiré comme la société s’y attend… d’un individu de sexe féminin. Mon amie, face à un danger similaire? En… homme! Je suis sûr, d’ailleurs, que plusieurs d’entre vous ont pensé qu’elle avait des couilles.
Quelles sont ces absurdes croyances qui nous font identifier des types de réactions à nos genres sexuels, à nos organes génitaux? Une chose m’a frappé dans ma mésaventure : le fait que je sois un homme implique que je ne devrais pas ressentir la même peur que les femmes face à la possibilité ou face à l’occurrence d’un attouchement sexuel non-désiré. Je suis supposé être fort, donc au-dessus de toute possibilité d’être affecté par ça.
Parce que je suis de sexe masculin, la société me dit de ne pas avoir peur. Si j’étais de sexe féminin, on me dirait le contraire.
Je connais malheureusement des tas d’anecdotes, toutes plus troublantes les unes que les autres, où l’on excuse les gestes sexuels non-désirés posés par des hommes homo ou bisexuels sur d’autres hommes, qui ne sont pas perçus comme des formes de viol ou d’agression sexuelle. Assume-t-on tacitement que les homosexuels sont davantage axés sur le sexe, et que leurs proies ne sauraient en être des «vraies» victimes?
Si je creuse un peu dans ma mémoire, moi-même, à mon plus grand effroi, je ne suis pas innocent de certaines maladresses, de certaines inconduites sexuelles… Je fais des commentaires qui frisent le sexisme. J’ai parfois eu un comportement inadéquat envers des collègues de travail ou des amis que je trouvais de mon goût. J’ai beau tenter de me disculper, force m’est d’admettre que la société excuse plus aisément mes assiduités sexuelles parce que je suis à la fois un homme ET un homosexuel.
Le problème, c’est que dans notre civilisation «hypersexuée» (utilisons le terme consacré, même si des bémols s’imposent), on identifie une classe de victimes potentielles, et on trouve des raisons pour expliquer les «dérapages» sexuels ou violents des agresseurs.
On invente des théories fumeuses sur la prétendue «superpuissance» ou sur l’«obsession sexuelle» des hommes, de tous les hommes. On crée toute une casuistique des comportements sexués en société, et on dénonce à grands cris hypocrites les scandales lorsqu’ils déboulent dans les médias, sans jamais véritablement avoir la volonté de changer radicalement les choses.
Est-ce que l’éducation, l’aide aux victimes, les ressources, le support de la communauté dans la dénonciation des agressions, sont suffisants, présentement?
Le problème ne vient-il pas en partie du rôle (du genre) auquel on réduit respectivement les hommes et les femmes dans notre société?
Bien des femmes qui font de la politique ou des métiers non-traditionnels vous le diront : certains milieux de travail sont toxiques. Il ne faudrait surtout pas qu’on puisse dire d’une femme qu’elle a agi de manière «hystérique». Deux poids, deux mesures. Même chose pour les hommes hétérosexuels «efféminés», qu’on soupçonne de ne pas avouer leur homosexualité. Eux aussi, souffrent des stéréotypes et des clichés, de la violence «genrée» et de l’intimidation, du rejet et de la déconsidération de soi, tout comme leurs pairs homosexuels!
Pendant ce temps, en ce moment même, des femmes ont peur parfois du seul fait qu’elles sont des femmes, des parents ont peur pour leurs enfants, et des victimes ont peur de dénoncer, encore en 2014, les violences qu’elles subissent. Et il faut que cela cesse. Mais j’ai bien peur que la vague de dénonciation actuelle ne soit qu’un mascaret, cyclique quoiqu’impressionnant, et ne permette pas de mettre définitivement un terme à la peur. Pour cela, il faudrait aller à la racine du problème.
Je n’ai donc aucune réponse au terme de cette réflexion. Que des interrogations. Que des émotions. Que de l’indignation et de la colère.
Mais j’ai moi-même peur, car on ne dénonce pas impunément la violence contre les femmes, dans notre si parfaite société canadienne.
À propos…
Ancien étudiant de philosophie et d’histoire, chargé de projet en édition jeunesse, Sébastien Lord-Émard est un militant acadien de diverses causes sociales. Auteur, il a publié dans différents médias, dans les revues «Beûgle» et «Ancrage». Il rêve parfois qu’il est en train de jaser avec la Mariecomo et Marichette sur le boulevard Gérald-Leblanc de Moncton, devant l’ancienne cathédrale devenue un Institut d’arts contemporains de toutes les Acadies. C’est pourquoi il considère que manger trop de râpure, juste avant de s’endormir, n’est pas toujours une bonne idée.