N’ayant pas eu la chance de voir la première partie – Les trois exils de Christian E. qui, on se rappelle, avait fait fureur autant chez les critiques qu’auprès des divers publics ayant eu droit à ses nombreuses représentations –, j’ai quand même choisi de suivre Le long voyage de Pierre Guy B., espérant que je n’aurais rien manqué d’essentiel au deuxième volet de la trilogie acadienne de fiction biographique. Si pour cette raison nous ne sommes pas en mesure de dresser une analyse de potentielles subtilités tissant des liens entre les deux volets, nous pouvons dire que du côté du public, aucune confusion n’est ressentie du fait d’avoir manqué Les trois exils de Christian E. puisque la suite se tient très bien d’elle-même.
Le début de la pièce est présenté de manière à ce qu’on comprenne qu’il y a un lien important avec la première partie de la trilogie, sans pour autant mettre l’accent sur le fait qu’il s’agit d’une suite : Christian Essiambre sert surtout d’ambassadeur au monde de son vieil ami Pierre Guy B, (Pierre Guy Blanchard) musicien et globetrotter. À la levée du rideau, les deux comédiens sont présents sur scène mais dans des coins opposés. Christian E. procède à la mise en situation au cours d’un long monologue : maintenant papa, il revient dans sa région natale en vue de son mariage. Ayant l’intention de lui demander de jouer de la musique pour l’évènement, Christian E. se rend à Charlo voir son vieil ami, avec qui il passera trois jours à reconnecter et à se remémorer les débuts de leur amitié.
Ce long monologue que livre Essiambre utilise habilement diverses techniques théâtrales qui mettent son public au défi de le suivre malgré les nombreuses coupures, les sauts dans le temps, les imitations et les répliques de personnages invisibles : défi alléchant qui embarque adroitement l’auditoire dans l’univers de la pièce. Ce monologue est entrecoupé d’apparitions de Blanchard, qui s’insère dans l’univers de la pièce avec subtilité : ce personnage sobre et rêveur présente des envolées poétiques racontant la naissance de son amour profond pour la musique. Ces échanges très contrastés entre les deux personnages balancent le public entre l’intériorité artistique de l’un et la théâtralité dynamique et physique de l’autre. Puis les caps se rejoignent : Pierre Guy B. éclate et laisse exploser la rébellion qui sommeillait en lui, donnant cours à des prestations musicales parfois prééminentes, parfois ambiantes, laissant entrevoir l’immense talent du musicien percussionniste.
Le texte – une collaboration de Philippe Soldevila, Christian Essiambre et Pierre Guy Blanchard – est extrêmement bien construit, ce qu’on remarque tout au long de la pièce. Au départ, les ellipses retiennent notre attention : elles font appel à l’imaginaire, nous accrochant à l’histoire et offrant ensuite la gratification au public captif qui doit parfois lui-même remplir certains trous dans la trame narrative de l’histoire, ou attendre un peu avant de se faire donner certaines informations manquantes. Soldevila signe également la mise en scène qui est bien pensée, créative et contribue grandement au succès de la pièce.
La pièce s’appuie sur de nombreux contrastes fort intéressants qui ont tendance à s’éloigner des dichotomies clichées. Ces oppositions sont travaillées, ingénieuses et on les remarque dans plusieurs aspects de la pièce : Christian E. est un personnage qui, dès le départ, se présente comme plus grand que nature avec ses farces qui sont parfois un peu too much, alors que Pierre Guy B. fait ses premières apparitions sur scène en tant que personnage plutôt introverti et contemplatif.
Les nombreuses thématiques rejoignent également la dynamique binaire et nous font réfléchir en coulant doucement et subtilement jusqu’à la profondeur du sujet : les attachements et ce qui nous emprisonne, les peurs et les divers degrés de libération (ils répètent d’ailleurs souvent les paroles « break the chains »), ainsi que le fait que derrière le masque de l’humour se cache une profonde tristesse, que derrière l’artiste bourré de talent, il y a également un homme introverti qui souffre. C’est d’ailleurs précisément là que la pièce réussit le mieux : sans tomber dans le pathétisme accablant, la pièce nous fait comprendre la profondeur de l’abîme auquel a fait face Blanchard, face à la vie et à sa propre réalisation en tant qu’homme et en tant qu’artiste. Le chemin est parsemé d’humour et de beauté, faisant du Long voyage de Pierre Guy B. une magnifique évasion méditative qui ne peut que nous donner soif de connaitre le troisième volet que proposeront le Théâtre Sortie de Secours, le théâtre l’Escaouette et le théâtre français du Centre national des Arts.
À propos…
Sarah Brideau est née dans la Péninsule acadienne (N.-B.), l’année où Billy Jean trônait au sommet des décomptes musicaux. En 2001, elle publie ses premiers textes dans la revue Éloizes (no 30), ensuite deux recueils de poésie aux Éditions Perce-Neige : Romanichelle (2002) et Rues étrangères (2005). En 2013, Sarah termine une Maîtrise en Langue et Littérature françaises (« Gérald Leblanc et le micro-cosmopolitisme ») à l’Université McGill et son troisième recueil de poésie, Cœurs nomades, paraît aux éditions Prise de parole (Sudbury). Depuis plusieurs années, Sarah travaille à la pige dans divers domaines, mais surtout ceux connexes à l’écriture, à Montréal et au N.-B. Depuis mai 2013, est également propriétaire d’une librairie de livres d’occasion, Folio, au centre-ville de Moncton.
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