4 juin 2014 à Ottawa. Je sors d’un souper où par hasard, on parlait de Moncton. J’essayais d’expliquer la dynamique de Moncton à des gens qui ne la connaissent pas. Je ne vis plus à Moncton, donc les mots commencent à me manquer pour décrire la ville. Je résiste à parler du Moncton que connaissent les touristes, même si ce serait plus facile. La Côte magnétique et le Mascaret, c’a beau être deux phénomènes un peu mystérieux, ce sont deux énigmes plus faciles à expliquer que la présence francophone ou l’effervescence culturelle de la ville. Parler du vrai Moncton, du cœur de Moncton, et lui rendre justice, ce n’est pas facile.
Je suis biaisée, mais il y a quelque chose à Moncton qui flotte dans l’air, c’est comme une humeur particulière, et c’est bien plus que l’hospitalité légendaire des Maritimes. C’est comme un relent, un arôme, qui serait le résultat de plusieurs spécificités de la ville : sa taille, la rencontre entre francophones et anglophones, les hauts et les bas de son histoire économique, sa rivière mutilée, et cetera. Je ne peux pas tout raconter ça en un souper à Ottawa, donc je ne raconte finalement pas grand-chose. On ne raconte pas l’intangible.
En sortant du souper, je plonge la main dans ma sacoche pour en ressortir mon cellulaire qui frémit sous les avertissements concernant un tueur qui court les rues à Moncton. Vraiment? À Moncton? Ça ne doit pas être grand-chose. Commence une longue attente devant la télévision qui me révèle peu à peu que oui, c’est quelque chose, quelque chose de grave. Je suis loin. Mon homesick heart bat fort. C’est compliqué, le lien affectif entre une personne et sa ville. Je suis inquiète pour Moncton. Je ne peux pas me coucher sans avoir l’impression de l’abandonner. Je suis attachée à Moncton par une mince ficelle et cette ficelle, ce sont les médias.
Je suis le fil des événements sur la chaîne télévisée de CBC. Je retourne périodiquement à RDI, mais à chaque fois que je vois que la foutue émission sur le budget de la province du Québec est encore en ondes, je sens, sous ma tristesse et ma nervosité, bouillonner une colère et une frustration envers cette chaîne francophone. Comment RDI peut-il abandonner les Acadiens ainsi? J’interprète ce silence comme une insulte qui se rajoute à la blessure ouverte que vivent les Acadiens. RDI nous a délaissés, et se faisant, il tourne le couteau dans notre plaie. Tout en écoutant CBC, je rédige une plainte à l’ombudsman de la SRC en ligne.
Mais soyons francs : les véritables informations portant sur la fusillade se trouvent sur Facebook et sur Twitter, pas à la télévision. Les réseaux sociaux sont bruyants. Monsieur et Madame-tout-le monde chuchotent et crient à la fois, des informations qui s’avèrent, par la suite, parfois vraies, parfois fausses. Un policier se situe sur la rue Crestwood et il appelle à l’aide! Un deuxième tueur se trouve à Dieppe! Un ami tweet 140 caractères par 140 caractères ce qu’il entend directement du scanner de la GRC pendant que la GRC, elle, implore les citoyens de cesser de divulguer l’emplacement de ses agents. J’apprends tout ce qui se passe dans les rues de la ville, à partir de mon sofa à Ottawa, bien avant que les médias traditionnels ne diffusent l’information. Mais c’est correct, j’ai du respect pour les journalistes. J’ai besoin de pouvoir classer la panoplie de renseignements à laquelle j’ai accès sur les réseaux sociaux. C’est la CBC qui me permet de faire le tri, et je lui en suis reconnaissante. Je lui fais confiance.
Pendant ce temps, je fais une recherche pour identifier Justin Bourque via Facebook. En regardant sa liste d’amis, je suis frappée par l’étroitesse de mon lien involontaire avec lui. Je sais que la plupart des informations auxquelles j’ai accès sur Facebook, il les voit également. La complexité du travail des policiers et l’impact des médias sociaux en situation de crise apparaissent ainsi indéniables.
Alors que les réseaux sociaux crient à tue-tête, l’absence et le silence de RDI deviennent de plus en plus flagrants. J’ai dépassé le nombre d’articles gratuits de L’Acadie Nouvelle auquel j’ai droit et je n’ai jamais eu accès à L’Étoile. Même son de cloche du côté du Times and Transcript. Les sites Web de nouvelles sont bloqués pour ceux qui ne sont pas abonnés. Aucun de ces médias n’a pensé à – ou n’a choisi de – mettre à bas, pour 24 heures, son mur payant.
Soyons honnêtes, les médias traditionnels, à quelques exceptions près, nous ont laissé tomber le 4 juin dernier. J’ai bien dit les médias, et non les journalistes. Eux aussi mettent leur vie en danger pour nous en continuant d’être sur le terrain, et pendant ce temps, RDI en particulier semble dormir paisiblement. N’interrompez pas son beauty sleep ; RDI se prépare à couvrir en direct les nids-de-poule des rues de Montréal qui pourraient apparaître demain.
Les francophones se sont donc tournés vers la CBC et vers les médias sociaux pour assouvir leur soif d’information – mais aussi vers une panoplie d’autres médias, incluant la BBC et Al Jazeera. La CBC a démontré qu’il est possible d’offrir un service d’information en continu qui permet à la fois de garder le public au courant des événements, de complémenter l’excellent travail de la GRC plutôt que d’empiéter dessus, et le tout sans tomber dans le sensationnalisme. Moi qui avais tendance à regarder un peu de haut la couverture offerte par certaines chaînes d’information en continu, j’ai saisi tout à coup leur importance. J’ai compris ce que pouvait être l’urgence de savoir, lorsqu’on est barricadé chez soi et qu’un tueur court les rues, ce qui se passe dans sa ville, dans ses rues. Ce n’est plus un fait divers.
Le problème de (l’absence de) la couverture de RDI, c’est justement qu’elle a vu la fusillade comme un fait divers. Elle a pensé que ce n’était pas sa ville. Même quand, au lendemain de la fusillade, RDI a fait un tournant à 180 degrés et a offert une émission spéciale en direct toute la journée, ses journalistes ont continué à nous informer à partir de Montréal. C’est ainsi que j’ai entendu de temps à autre : « Il est possible qu’il y ait des francophones de Moncton qui nous écoutent », comme si les journalistes se rappelaient tout à coup qu’ils avaient des auditeurs hors-Québec. En fait, c’était non seulement « possible » que des francophones de Moncton les écoutent; c’était sûr et certain, c’était évident, c’était incontestable.
Mais les journalistes de RDI s’adressaient avant tout aux Québécois, et par extension, aux Néo-Brunswickois. Toute la journée, j’ai écouté attentivement RDI, qui a interrogé des experts québécois, la GRC du Québec, qui a couvert la nouvelle, certes – mais encore et toujours d’un point de vue québécois, voire montréalais. La couverture ne s’adressait pas à moi, et pourtant, c’était de ma ville qu’il s’agissait.
À l’opposé, dès la veille, en direct de Vancouver, les journalistes en ondes sur CBC ont fait preuve d’une sensibilité évidente envers la ville et ont couvert les événements comme s’ils étaient eux-mêmes originaires de Moncton ou du Nouveau-Brunswick – certains l’étaient d’ailleurs.
Au cours de la semaine qui a suivi la fusillade de Moncton, le Canada a reconnu le travail exceptionnel de la GRC dans l’arrestation du tueur. Le Canada a aussi applaudit la GRC pour son utilisation et sa maitrise excellentes des réseaux sociaux tout en déplorant la lenteur de certains médias traditionnels, en particulier au Québec, qui n’ont commencé à réellement couvrir la nouvelle que le lendemain de la fusillade. Le soir même, nombreux sont ceux qui s’en sont plaints sur Facebook et Twitter, parmi lesquels Denis Coderre, maire de Montréal, dans un tweet qui a été repris plus d’une centaine de fois. En vertu de ce choix incompréhensible, la SRC doit des excuses à la communauté acadienne du Nouveau-Brunswick et à tous les francophones du Canada. Celle-là, elle va être difficile à avaler – et on sait qu’on en a déjà pardonnés en masse, des oublis de la part de la SRC.
Le 4 juin 2014, les gens qui avaient accès aux réseaux sociaux ont été pris entre le silence consternant de la télévision de RDI, le ton posé et systématique de la CBC, et le brouhaha étourdissant des réseaux sociaux. Ils ont tenté eux-mêmes de démêler le vrai du faux dans une myriade de jugements, d’opinions, d’émotions et de renseignements superficiels qui a déferlée de façon incontrôlée sur le Web.
Mais n’oublions pas que les gens qui n’ont pas accès aux réseaux sociaux et qui s’informent seulement en français, eux, n’ont eu droit qu’au silence. Un silence étourdissant qui a laissé toute la place au bruit des cœurs de Moncton qui battaient collectivement.
À propos…
Marie Hélène Eddie est étudiante au doctorat en sociologie à l’Université d’Ottawa et fait partie de l’équipe de la Chaire de recherche sur la francophonie et les politiques publiques (CRFPP) de l’Université d’Ottawa. Elle s’intéresse à la francophonie, aux médias d’information et au journalisme, ainsi qu’aux enjeux féministes et minoritaires. Elle habite à Ottawa mais son cœur est en Acadie.
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Madame Eddie, vous avez bien dit tout haut ce que plusieurs pensent tout bas! Merci beaucoup!
Ne passant pas mon temps à écouter les commentaires sur la traque d’un individu armé dans une ville, même à Moncton où j’ai vécu pendant cinq ans, je n’estime pas nécessaire de transformer nos chaînes de télé pour imiter les grandes chaînes américaines qui occupent le bon peuple avec des faits divers. Dire comme l’auteure l’affirme que RDI ne diffusait l’info sur çe qui s’est passé à Moncton que par des Québécois et pour les Québécois, voire les Montréalais qui ne s’intéresseraient qu’aux nids de poule dans leurs rues est, non seulement méprisant mais indique bien que les Québécoises peuvent s’intéresser à ce qui se passe en Acadie. Et, en outre, des personnes de Moncton intervenaient sur Radio-Canada contrairement à ce qu’elle écrit. Je suis moi-même Acadienne mais sans esprit de clocher, je pense, et je trouve important de me renseigner sur les sujets touchant non seulement les événements tragiques mais toute l’actualité, budget ou pas, et ne vois pas pourquoi la télé devrait céder au sensationnalisme et nous priver d’infos sur ce qui se passe ailleurs dans le monde, que ce soit en Irak, en République Centrafricaine, au Brésil ou ailleurs. Oui, nous renseigner sur Moncton, mais pas exclusivement!
Mme Doiron, imaginez un seul instant que votre quartier est scellé, que vous êtes confinée dans votre sous-sol, que vous n’avez pas accès à Internet et qu’un homme armé jusqu’aux dents peut surgir à tout moment, dans votre maison. Voilà ce qu’ont vécu des centaines de familles à Moncton. Nous sommes loin du fait divers! Pendant ce temps-là, pour informer et rassurer ces pauvres gens, RDI leur sert une session de la Commission Charbonneau! C’est honteux voire même ignoble d’être ainsi traité! À la lecture de votre commentaire, vous semblez quelque peu déconnectée des Maritimes. C’est peut-être l’occasion pour vous de vous abonner à CBC…comme nous!
Madame Clavet, avez-vous pensé que c’est peut-être vous et plusieurs autres qui pourraient être »trop connectées » et c’est pour cette raison que d’autres personnes vous paraissent »déconnectées »? Je vous invite à lire le texte de Mathieu Wade au cas ou vous ne l’auriez pas vu.
https://astheure.com/2014/06/14/retour-sur-les-evenements-de-moncton-matthieu-wade/
Tu fais mouche comme Rino Morin Rossignol dans l’Acadie Nouvelle, mais en mieux 😉
Nous avons ete mieux servie par CBC et les chaine Americaine que RDI dissons que l’ont est mieux servie par les americains que par nos propres televisons regionals et locals soit disans francaise quebequoise seulement Plein de Charboneau…
Martin il semble que tout 2 nous ayons recu la meme reponse a notre plainte respective
J’ai, moi aussi, formulé une plainte à l’ombudsman à ce sujet. Voici une partie de la réponse que j’ai reçu quelques jours plus tard de la part de RDI:
« Tout d’abord, nous convenons que nous aurions dû à un certain moment décréter une émission spéciale ce soir-là. Nous avons toutefois offert au public une abondante couverture en continu et en temps réel à travers les médias sociaux. L’utilisation des médias sociaux fait aussi partie de notre approche multiplateforme en information.
À la télévision, ICI RDI a traité cette fusillade comme une nouvelle de dernière heure et en développement dans ses bulletins de nouvelles dès 20 h 27. À ce moment, la lectrice de nouvelles a parlé de fusillade sans mentionner le nombre de blessés qui n’avait pas encore été confirmé. Il faut comprendre que lorsqu’un tel événement se produit, il est toujours difficile de mesurer au départ la gravité de la situation. La reporter de Moncton, Michèle Brideau, a ensuite été mise à contribution pour faire de longues interventions en direct à plusieurs reprises au cours de la soirée pour suivre l’histoire.
La reporter était en ouverture du Téléjournal 21 h pour confirmer qu’il y avait deux agents de la GRC blessés puis elle a fait une mise à jour en direct à 21 h 37 notamment pour rappeler les consignes de la GRC à la population.
Ce n’est qu’à 21 h 55 que la GRC a officiellement confirmé sur Twitter le nombre de morts et de blessés. Encore là, la reporter de Moncton a fait part des derniers développements de cette fusillade dans le Téléjournal 22 h qui a débuté avec cette manchette « Chasse à l’homme dans les rues de Moncton : trois policiers tués, un jeune suspect recherché. » Puis, les téléspectateurs ont de nouveau pu entendre Michèle Brideau faire le point en direct sur la situation à 22 h 30 et ensuite à 23 heures.
Parallèlement à cette couverture télévisuelle, de nombreux citoyens ont indiqué avoir suivi l’événement à partir de nos comptes Facebook et Twitter. Dès les premières minutes de cette tragédie, deux journalistes de Radio-Canada à Moncton ont commencé à alimenter ces canaux de diffusion permettant à des milliers de téléspectateurs de suivre cette chasse à l’homme en temps réel.
Voici un résumé de notre couverture numérique :
20 h 07 : Dès les premières minutes où la nouvelle a commencé à circuler, nous avons retransmis ce message Twitter de notre reporter Marilyn Marceau « Homme armé pourchassé par la GRC à Moncton. Des policiers pourraient avoir été blessés. Bcp de routes bloquées pour opération policière. »
20 h 42 : ICI.Radio-Canada.ca a publié une alerte numérique, parue sur le site internet de Radio-Canada et sur les appareils mobiles, annonçant qu’une fusillade était en cours.
À 20 h 45, un premier texte sur la fusillade paraît sur ICI.Radio-Canada.ca. Il fera l’objet de 34 mises à jour dans les trois heures qui ont suivi. Au total, le texte a été mis à jour plus de 140 fois depuis sa mise en ligne.
À 20 h 54, nous avons publié ce message Twitter « Une chasse à l’homme pour retrouver un individu armé est en cours à Moncton » avec un lien vers un article qui faisait état de la situation à Moncton.
À 21 h 15, Radio-Canada publie une première nouvelle de la tragédie de Moncton sur Facebook. De nombreuses autres publications y ont été faites au fil des heures et des jours.
Une série d’autres alertes ont suivi sur nos différentes plateformes numériques, dont ce message Twitter avec la photo du suspect à 21 h 23 « La GRC confirme l’identité du tireur. Il s’agit de Justin Bourque, 24 ans, de Moncton. » Des centaines de messages dont ceux des reporters de Radio-Canada sur le terrain ont alimenté le fil Twitter. »
Une fois de plus les francophones bafoues!
Merci Marie-Hélène de si bien exprimer notre frustration!!! Je rageais de devoir m’informer sur la situation en anglais…