«Aussi paradoxal que cela puisse paraitre, le silence fait partie des pratiques linguistiques, et l’objet de cet essai est de dire ce silence et de retrouver les traces de cet effacement de la parole, de revoir les instances où elle s’est tue ou s’est abstenue de se laisser entendre, ou encore les moments où elle s’est révoltée et réactivée»
Annette Boudreau, 2021 : 20.
Annette Boudreau (2021) Dire le silence – Insécurité linguistique en Acadie 1867-1970, Sudbury, Prise de parole.
Et si se taire était déjà une pratique linguistique? [1] Si ne pas parler, parlait déjà beaucoup de nous, de notre vécu, de notre situation? Si dans certains contextes, dans certains milieux, on apprenait à se taire comme d’autres apprennent à parler? Dans la mesure où «on ne peut pas ne pas communiquer» (selon l’un des célèbres axiomes de l’École de Palo Alto) : qu’est-il dit de soi quand on se tait? Que veut dire le mutisme quand il est rendu à l’échelle d’une communauté?
La sociolinguiste Annette Boudreau a publié récemment un ouvrage consacré à creuser les causes d’un sentiment d’illégitimité linguistique profondément ancré chez les francophones d’ici. Ce sentiment que les sociolinguistes ont appelé insécurité linguistique est désormais bien connu du grand public, au moins dans les communautés francophones en situation minoritaire du Canada. De la Politique en aménagement linguistique et culturel en éducation mise sur pied par la commission scolaire francophone du Nouveau-Brunswick à la Stratégie nationale sur la sécurité linguistique lancée par la Fédération de la jeunesse canadienne-française en passant par les balados de Radio-Canada (https://ici.radio-canada.ca/ohdio/balados/8638/parler-mal-francais-insecurite-langue), on ne compte plus les initiatives qui, en Acadie ou plus largement au sein des communautés francophones du Canada, incitent à lutter contre l’insécurité linguistique.
À l’heure où cette notion est sur tous les fronts, gagnant souvent en popularité ce qu’elle perd en complexité, la chercheuse propose un travail solidement documenté, intellectuellement exigeant, porté en outre par une expérience vécue, celle de s’être tu, d’avoir eu l’impression que sa voix comptait peu et que sa langue était déficiente. Des sensations qui demeurent présentes quoiqu’il en soit.
L’insécurité est un sentiment, un état (se sentir en insécurité, être en insécurité). Être insécure linguistiquement, c’est avoir honte (au sens fort) de sa façon de parler avec tout ce que ça entraine d’autodénigrement, de «déni, résignation, repli, souffrance[2]», de renoncement et de silence. Ce n’est certainement pas une disposition innée, elle est acquise. Quels sont alors les mécanismes qui conduisent à l’insécurisation d’une personne, d’un groupe?
Annette Boudreau cherche dans les discours – comme participant de premier plan à la construction sociale de la réalité – à la fois les causes et les manifestations de l’insécurité linguistique en Acadie. Pour ce faire, cette sociolinguiste s’appuie notamment sur une minutieuse recherche en archives au sein des deux grands journaux acadiens qui ont marqué pendant plus d’un siècle l’imaginaire linguistique acadien. L’Évangéline et Le Moniteur acadien ont été dépouillés exhaustivement, et ce, de 1867 (année de la fondation du Moniteur et aussi celle de la Confédération) à 1970 (moment où, on y reviendra, face au discours de dénigrement, on voit poindre un discours d’affirmation).
Ce sont plus de 6000 textes traitant de langue qui ont émergé de cette recherche et autant de pièces à conviction pour suivre plus d’un siècle de discours qui n’ont eu de cesse de culpabiliser individuellement ou collectivement les francophones de l’Acadie au sujet du «pitoyable» état de leur langue. Ce sont ces discours publics, reflets de la position de l’élite acadienne sur les questions de langue qui ont nourri des discours plus larges et des représentations amplement partagées sur la piètre qualité de la langue d’ici au sein de la communauté. Ces représentations ont la vie dure et leur prégnance au sein de la population acadienne est documentée par des enquêtes à travers une vaste étude de terrain. La démonstration de Boudreau s’appuie en effet sur un solide travail d’enquête lors duquel, au cours des années 1980 et 1990, ce sont plus de 500 entretiens qui ont été menés avec des francophones de l’Atlantique. Ce travail montre une insécurité majeure et des plus communes alors même qu’à partir des années 1970 certains s’étaient employés à changer le discours.
Toutefois, si à des décennies de dévalorisation, de culpabilisation, on ajoute la position longtemps peu bienveillante (pour dire le moins) de la communauté anglo-dominante[3], le rôle de l’école, le sentiment que la langue légitime est toujours ailleurs (au Québec, en France), la situation objectivement minoritaire (démographiquement, historiquement, culturellement, …), des idéologies qui poussent à voir le mélange de langues comme dangereux (ce qu’il n’est pas…faut-il le préciser), on comprend alors tout le poids du «complexe linguistique acadien».
Il faut rappeler que les gens sont insécures – ou, pour être plus juste, il faudrait dire insécurisés – non pas parce qu’ils parlent forcément mal mais parce qu’on leur a dit qu’ils parlaient mal.
Si cette disposition est acquise, instillée par plus d’un siècle de discours dénigrant, est-elle pour autant «soignable» et peut-on le faire par la force du discours? C’est ce que l’on tente de faire, d’abord très lentement et très délicatement à partir des années 1970. On assiste peu à peu à la production d’un contre-discours, il vient avant tout des artistes puis les sociolinguistes y participeront (Annette Boudreau en tête). Enfin ces dernières années les choses ont pris de la vitesse et c’est tout une partie de la société civile qui cherche (dans une logique d’efficacité très 21e siècle) à régler le problème promptement.
Peut-on aujourd’hui, par un volontarisme (très louable mais parfois naïf), contrer l’insécurité aussi facilement? Peut-on intimer au monde le devoir d’être «right fier»? Le relativisme linguistique qui pousse à dire que toutes les variétés se valent et sont également belles (certes), bonnes (à quoi?) et acceptables (certainement pas…) n’est-il pas un piège pour l’émancipation individuelle et collective? (oui) Annette Boudreau traite aussi de cela et très habillement. De la richesse du livre de ma collègue, je mettrai de l’avant pour finir l’un des éléments de sa conclusion. Un élément qui est notamment illustré par une situation qui m’a beaucoup touchée. Annette Boudreau revient sur la polémique crée le 12 février 2018 lorsqu’une jeune leadeuse acadienne, alors étudiante en France, a publié sur sa page personnelle Facebook un texte où elle exprimait son malaise. «J’ai honte de ma langue», «on parle mal», pouvait-on lire dans une longue mise en discours de ce malaise marquée par beaucoup d’émotivité. Cette expression d’un mal-être profond, d’une honte qui se dit, d’un silence qui se brise a immédiatement été interprétée comme un rejet de sa communauté et l’étudiante a reçu un sérieux retour de bâton…qui l’a sans doute convaincu qu’il vaut mieux se taire que de parler alors même que ce qu’elle exprimait était justement son insécurité linguistique. En fait, comme l’avance Annette Boudreau «[s]on attitude tranchait trop avec celle de la majorité audible, qui tente de renverser les stigmates en adoptant le discours opposé» et la sociolinguiste de conclure : «Pourtant la question linguistique n’est pas réglée et ce n’est parce que le discours s’est libéré que les personnes se sentent à l’aise avec leurs pratiques linguistiques» (p. 205). Dire cela est essentiel comme il est essentiel, et c’est l’une des idées fortes d’Annette Boudreau, de porter attention aux pratiques linguistiques et non pas seulement intervenir sur le discours, ce qui masque le fait que le langage est une pratique sociale.
Pour information : une rencontre autour de Dire le silence avec Annette Boudreau et Georgette LeBlanc est organisée par le CRLA le mardi 13 septembre de 17h à 19h à l’Université de Moncton (renseignements et inscription : 858 4057 ou crla@umoncton.ca)
Références
Bernard Barbeau, Geneviève et Claudine Moise (2019) «Transformation des dynamiques minoritaires, paradigmes sociolinguistiques et émotions.» Minorités linguistiques et société / Linguistic Minorities and Society, no12, p. 31–50. https://doi.org/10.7202/1066520ar
Garabato, Carmen Alèn et Romain Colonna (2016), «L’Auto-Odi. “La haine de soi” en sociolinguistique. De la réflexivité épistémologique à l’intervention glottopolitique», dans Carmen Alèn Garabato et Romain Colonna (dir.) L’Auto-Odi. «La haine de soi» en sociolinguistique. Paris, L’Harmattan, p. 5-13.
[1] Je tiens à remercier ma collègue Isabelle Violette pour sa relecture bienveillante et surtout de m’avoir fourni des suggestions de formulation plus légères et d’idées mieux «ficelées». Cette dernière mène actuellement un grand chantier de recherche sur l’insécurité linguistique en Acadie dont les résultats participeront, on le souhaite, à éclairer et à enrayer ce sentiment.
[2] L’énumération est de Geneviève Bernard Barbeau et Claudine Moïse qui proposent notamment de repenser «les rapports de domination [sur base linguistique] à l’aune de sentiments et processus individuels ou sociaux, telles la honte» (2019 : 31). Les termes sont repris et cités par Boudreau p. 18.
[3] Qui est certainement un facteur à ne pas négliger, la recherche ayant largement montrer que les situations de diglossie (schématiquement de bilinguisme déséquilibré) engendrent autodénigrement voire haine de soi définit comme «l’identification (même inconsciente) au groupe dominant, dans la mesure où l’individu concerné en arrive à regarder sa propre communauté à travers les yeux du dominant» (Garabato et Colonna 2016, p. 6) cités par Boudreau, p. 15.
À propos…
Laurence Arrighi a mis pour la première fois les pieds en Acadie il y presque 20 ans et depuis près de 15 ans enseigne la linguistique à l’Université de Moncton. Avec ses étudiant.e.s elle a la chance de comprendre à quel point bien des concepts de sa discipline sont des clés pour appréhender le monde qui nous entoure, notamment en ce qui concerne les mécanismes d’inclusion, d’exclusion et de différentiation des personnes sur base linguistique.