La dernière marée – Andrée Mélissa Ferron

Claude Le Bouthillier, Pas de distance entre nos cœurs. Récit de reconnaissance, Tracadie-Sheila, Éditions La Grande Marée, 2016, 94 p.

En entamant l’écriture de ce texte, je pense à Dino Buzzati[1]. À ses hantises. À ses réflexions sur la mort. À cet inexorable compte à rebours. À l’horreur qui survient, disait-il, lorsque l’on en prend tout à fait conscience, lorsque son bruit prend soudainement toute la place. Que fait-on, une fois que le Temps nous a véritablement pris en otage, alors qu’il y a encore tant de choses à dire, tant de choses à faire, tant de choses à écrire?

Buzzati est décédé en 1972 à l’âge de 65 ans d’un cancer du pancréas. Claude Le Bouthillier a été emporté à l’âge de 69 ans par le même mal cette année. Avant de partir, il a tenu à terminer un dernier manuscrit : un ensemble de textes «de reconnaissance» qui invitent le lecteur dans l’intimité du cœur de l’écrivain.

Je sens l’importance de ce legs, l’urgence de témoigner. Atteint depuis deux ans d’un cancer incurable – je me considère un peu comme un miraculé, car d’après les statistiques je devrais être parti depuis longtemps – je trouve impératif de parler des personnes et des événements marquants de ma vie[2] (p. 9).

Aux premières lignes de ce livre, l’émotion nous gagne inévitablement. Car il ne s’agit pas ici d’un exercice purement littéraire : il s’agit plutôt d’un acte d’une profonde humanité. Pas de distance entre nos cœurs est un recueil de textes empreints d’une émouvante vérité (bien que Le Bouthillier affirme s’être permis «quelques nuances fictives») dédiés aux amours de l’auteur : sa famille, les femmes de sa vie, ses amitiés et enfin l’Acadie.

pas-de-distance-entre-nos-coeurs

Crédit photo : Éditions La Grande Marée.

Ces textes sont rédigés comme des lettres. L’auteur s’adresse à ses destinataires en écrivant « tu ». Le premier sera pour son père, Paul, l’une des grandes sources de l’imaginaire lebouthillien : «Tes histoires inventées nous fascinaient et nourrissaient notre besoin d’émerveillement. Tu nous montrais toute la complexité du monde, le petit cordonnier et sa princesse, Sinbad le marin et les Mille et une nuit que tu réinventais. […] Tu étais conteur, je suis devenu écrivain, ce que tu aurais aimé être» (p. 16-17).  Or, cette lettre au père relate surtout les ravages de la maladie d’Alzheimer sur un esprit vif et créatif.

Suivront les textes adressés à sa mère, à ses grands-parents, à une tante, à une sœur… De petits récits de vie, où il est aussi question, parfois, de la mort : «Tu t’es envolée, sereine, chez toi, entourée de notre amour, à l’aube du premier jour de l’été. Le jour le plus long. Les oiseaux chantaient» (p. 25).  Toutefois, la force des textes terminant cette première partie – textes dédiés à son fils, à l’épouse de celui-ci ainsi qu’à son premier petit-fils – rappelle que la vie sera le grand thème de ce recueil. L’écrivain a tôt fait de la faire triompher : «Ta naissance, ton cri, m’ont redonné vie. Ton sourire spontané m’émerveille. Il enveloppe mon univers. Ton rire cristallin me donne envie de chanter. Dans l’air, une magie, une mélodie» (p. 39).

Dans la partie «Les femmes de ma vie», on a l’impression de retrouver des éléments d’intrigues ou les contours de certains personnages de romans lebouthilliens. On y retrouve surtout toute la passion à laquelle l’écrivain a habitué ses lecteurs pendant près de quarante ans. Cette passion, elle trouve son expression finale dans le tout dernier texte, consacré à «[s]on Acadie, [s]a douce» (p. 75) et dédié à Anna Malenfant. Ce texte est court, fragmentaire, mais qu’à cela ne tienne : cette pensée a été développée au fil de plus d’une quinzaine de livres déjà! C’est la même qui marque le point final de ces textes lebouthilliens, celle qui formule le dernier souhait nationaliste d’«en finir avec le balan» (p. 77).

Je nous souhaite le pouvoir de nous enrober dans la couleur du pays, le parfum des épinettes bleues, le tangage et roulis entre larmes et joies dans le pignon de la mémoire, de nous arrimer au grand mât qui perce le brouillard et éviter les mailles du filet pour accoster au grand havre et s’amarrer dans notre courtepointe d’amour (p. 77).

Le recueil ne se termine toutefois pas sur la voix de Le Bouthillier. Celles de son fils et de sa conjointe viennent y ajouter elles aussi leurs messages d’amour. Ceux qui ont assisté à la soirée hommage à l’écrivain qui se déroulait au Centre culturel de Caraquet le 14 septembre 2014 se souviendront du texte qu’Alexandre avait lu à son père ; c’est ce texte qui clôt le recueil, avec les «Poèmes de Carmen».

Sans doute, cette lecture avive la tristesse qui plane depuis le départ de l’écrivain. En refermant le livre, mes yeux se sont arrêtés sur les seize autres publications de Claude Le Bouthillier, rangées sur la tablette de ma bibliothèque, non loin de ceux de Buzzati… et de Camus, Kafka… Desnos… Leblanc…  tous partis trop tôt… Bien sûr, les écrivains disparus sont toujours là. Ils seront toujours là. Les écrits restent… C’est là tout le sens de ce dernier acte d’écriture pour Le Bouthillier. Mais au-delà des textes, il y avait l’homme. Et c’est une fois que l’on a rencontré sa famille et son fils, que l’on a entendu les récits de ses passions racontés par d’autres, que l’on a vu les grands yeux avides – qui «pétillent en bleuets sauvages» (p. 39) – de ses deux petits-fils…que l’on saisit l’étendue de tout ce qui reste.

[1] Dino Buzzati (1906-1972) est un écrivain italien dont les textes ressassent, entre autres, les thèmes de la mort et de la fuite du temps.

[2] Le jour du lancement du recueil, Alexandre Le Bouthillier, le fils de Claude, rappelait que la toute dernière version du manuscrit avait été envoyée à l’éditeur la veille de la mort de l’auteur : «L’avant-veille de son décès, papa avait les yeux fermés et il me disait ce qu’il voulait corriger dans le livre». (Voir l’article de David Caron, «Un ultime témoignage de reconnaissance de Claude Le Bouthillier», L’Acadie Nouvelle, 3 août 2016, en ligne).

À propos…

Ferron, Andrée MélissaAndrée Mélissa Ferron est originaire de Tracadie-Sheila dans la Péninsule acadienne au Nouveau-Brunswick. Elle détient un baccalauréat ès arts (études littéraires) de l’Université de Moncton, une maîtrise en études littéraires de l’Université Laval et un doctorat en littérature de l’Université de l’Alberta. Elle est chargée de cours au campus de Shippagan de l’Université de Moncton. Ses champs d’intérêts ou de spécialisation sont la littérature acadienne, les lectures postmodernes de l’espace et la représentation des lieux, des espaces et des géographies humaines en littérature nord-américaine.

Publicité

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s