Viola Léger, La petite histoire de la Sagouine, préface de Gabriel Robichaud, Moncton, Perce-Neige, coll. «Récit», 148 p.
La petite histoire de la Sagouine de Viola Léger, paru aux Éditions Perce-Neige en 2017 avec une préface de Gabriel Robichaud, est l’histoire d’une comédienne qui raconte le parcours de son personnage, son rapport avec différents publics, ainsi que les petits incidents de parcours et les improvisations lors des tournées. Bref, les dessous d’un spectacle théâtral devenu mythe.
Cet ouvrage est le récit des premières années de la mise en scène de la pièce d’Antonine Maillet de 1971 à 1976, soit de la transition du théâtre amateur au théâtre professionnel[1]. Rédigé à la première personne du singulier et dicté à une secrétaire, le texte, témoignant des nuances de l’oralité, se présente comme une série de petits récits de vie et de scène. La voix de Viola Léger nous accompagne dans un voyage dans l’espace et dans le temps en nous menant dans le monde francophone du début des années 1970 d’un côté à l’autre de l’océan, dans des théâtres célèbres et d’autres plus petits, dans des centres culturels et des églises.
Le livre se compose de trois parties – «L’Acadie, 1971-1973»; «Le Québec, 1972-1973»; et «L’Europe, 1973-1976» – et est accompagné d’un album de photos de l’époque. Il pourrait être considéré comme une extension de la pièce car il révèle tous les aspects qu’un spectateur et un lecteur ne peuvent pas nécessairement voir, soit les émotions, les sensations, la joie, mais aussi les répétitions et les petits détails qui rendent un spectacle théâtral unique. Prenons le récit que fait Léger d’une représentation dans une résidence pour personnes âgées de Shédiac. Elle raconte qu’au milieu du spectacle
«un homme en chaise roulante, poussée par un compagnon, traverse la scène entière pour s’en aller, et tout le monde s’arrête, se lève ici et là en disant : Bonsoir Jos! C’était l’heure de son coucher. Alors, moi aussi j’arrête le spectacle, je suis la procession des yeux et je dis : Bonsoir Jos! Et le spectacle peut continuer.» (p. 41)
D’autres anecdotes particulièrement savoureuses traversent le livre. Par exemple, Léger raconte que, lorsque la troupe est incapable de rejoindre Sept-Îles à cause de la glace, l’état-major prend la décision de lui envoyer un hélicoptère. À Amos, comme Léger n’est pas autorisée à recréer le décor, elle improvise tout bonnement une nouvelle mise en scène : à la place de se dérouler chez la Sagouine, la pièce aura lieu dans le sanctuaire de l’église locale. C’est sans oublier la fois où Léger a utilisé l’antichambre de la princesse Grace de Monaco en guise de loge et qu’un policier, la voyant habillée en Sagouine, lui a ordonné de sortir. Ou encore, l’anecdote la plus connue, soit celle du lancement du livre à Moncton, où elle a joué un tour aux 150 invités en entrant dans la salle de la bibliothèque de l’Université habillée en Sagouine pour la première fois.
Voilà la magie du théâtre, tout à fait différent du cinéma où le spectateur peut regarder la même scène mille fois. Ce récit nous permet d’assister, en tant que spectateurs silencieux et sui generis, à un spectacle multiple donné sur et en dehors de la scène. Ainsi, ligne après ligne, le lecteur replonge dans le passé, assiste à chaque spectacle, soutient l’actrice avant qu’elle n’entre en scène, applaudit quand les lumières s’éteignent et que le rideau se baisse, et quitte l’estrade avec elle. En lisant La petite histoire de la Sagouine, les lecteurs pourront percevoir la transformation de Léger en Sagouine; sa façon de s’identifier au personnage, de le devenir en adoptant son corps, ses gestes, sa langue : «La Sagouine, c’était mon père, ma mère, ma voisine, mes oncles, mes tantes, le curé, la paroisse, mon pays. D’emblée j’étais la Sagouine.» (p. 23-24)
Nonobstant quelques petites exagérations qui vont de pair avec son talent de conteuse – exagérations qu’on pardonne à la «femme qui peut se permettre de tout dire, et qui trouve le moyen de le faire pour que ça passe[2]» –, ce livret a le mérite de renverser la perspective en nous donnant un autre point de vue car les histoires n’ont jamais un seul auteur/narrateur. Dès qu’elles entrent dans la vie du lecteur, elles lui appartiennent et il les enrichit avec sa contribution. Au théâtre, les histoires appartiennent aussi au spectateur et à l’acteur; c’est ainsi que Viola Léger donne sa contribution à une pièce théâtrale entrée dans la légende et témoigne, encore une fois, que les arts et la culture sont à la base de l’Acadie. C’est ainsi que Léger, la comédienne, devient auteure et que, Maillet, l’auteure, devient personnage. C’est ainsi que la Sagouine raconte La Sagouine.
Bonus : Si vous êtes nostalgiques des années 1970 et que les photos d’époque vous allument, feuilletez le livre à rebours. Commencez en regardant la dernière photo, très symbolique par ailleurs, montrant la comédienne et l’auteure à Monaco en 1976, et ensuite tournez les pages en sens inverse : les photos en noir et blanc de La Sagouine avec ses symboles – la berceuse, les buches, le seau – vous feront replonger dans un temps mythique et vous feront sourire sans que vous vous en aperceviez. Au bout de quelques pages, vous terminerez sur le visage de Viola Léger et aurez l’impression qu’elle va prendre la parole pour vous raconter sa petite histoire.
[1] À cause de la maladie qui a touché Viola Léger récemment, l’ouvrage semble paraître au bon moment, même si les événements relatés datent d’il y a plus de quarante ans.
[2] Selon la description que Gabriel Robichaud donne de Léger à la p. 16 de la préface.
À propos…
Maria Cristina Greco est doctorante en études françaises à l’Université de Moncton. Ses recherches portent sur la relation mère-fille dans le roman francophone canadien au féminin. Elle est passionnée par l’art, la littérature et les voyages. Après avoir sillonné l’Europe, elle est débarquée en Acadie en suivant la charrette de Pélagie.