Tremblay, Emmanuelle, Comme des sauvages, Montréal, Leméac, 2016, 241 p.
Dans Comme des sauvages, Emmanuelle Tremblay dresse le portrait, ou plutôt la lente implosion, d’une famille pleine de secrets. À la mort de la matriarche, Rose Santerre, la jeune Viviane est replongée dans l’histoire du drame familial. Elle cherche dès lors à percer la «mer de silences» (p. 13) et à élucider le mystère de la disparition de sa mère, qu’elle n’a jamais connue.
Comme des sauvages est d’abord l’exploration d’un monde de souvenirs, alors que Viviane revient de San Francisco au village acadien qui l’a vu grandir. L’auteure fait un usage efficace de la mémoire olfactive et dépeint les odeurs qui ont marqué Viviane – celle de la mer et celle du poisson qui dénote le village de pêcheurs, mais aussi celle des cigarettes que fument les oncles et celle du parfum des tantes qui se préparent à sortir. L’odorat, un sens pourtant difficile à décrire et souvent écarté du genre littéraire, est une force omniprésente dans le roman de Tremblay. Grâce à ces odeurs émotionnelles, mais aussi à la narration particulière souvent écrite à la deuxième personne du singulier, le «tu», le lecteur parcourt les souvenirs avec la même intensité que Viviane.
Le récit de l’enfance de la plus jeune des Santerre se déroule vers 1960-1970, les années de la libération sexuelle. Mais, dans la famille Santerre, l’émancipation féminine tant voulue se traduit par la disparition, car les filles semblent en partir «pour ne plus revenir» (p. 186). Les tantes Jeanne et Simone se sont «réfugiées dans une lointaine réserve» (p. 186); la tante Monique, un cas désespéré, est en prison; et la bien-aimée Nicole est disparue peu après la naissance de sa fille. Viviane croit d’abord qu’un «monstre invisible» habite «le silence de la maison» (p. 186), mais ce sont plutôt des actes monstrueux qui provoquent le départ de ces femmes et qui, ultimement, empêchent leur véritable émancipation. Au bout d’une lecture patiente, on apprend éventuellement que Monique se fait blâmer pour le crime d’un autre : «Si Monique s’est retrouvée en dedans, c’est à cause de lui. Ses avocats lui ont tout mis sur le dos. Maudite gang de sauvages!» (p. 114) Puis, dans un passage, écrit avec peut-être trop de pudeur et d’hésitation, mais qui demeure tout de même très saisissant, on apprendra que Nicole s’est fait violer par de nombreux hommes de l’usine de transformation de fruits de mer après une fête au travail. Une autre «maudite gang de sauvages!» (p. 202) Viviane serait née de ce viol.
Les filles et femmes violentées disparaissent, laissant derrière elles la grand-mère Rose souffrante, éprise de solitude, mal comprise par son mari et ses fils bagarreurs. Puisqu’il s’agit aussi de l’époque de la montée en force de l’industrie pharmaceutique et de la consommation effrénée des «calmants», le docteur de Rose lui refile vite des comprimés. Elle avalera, entre autres, le fameux Valium, un psychotrope «surtout prescrit aux femmes pour leur permettre de surmonter un déséquilibre émotionnel en lien avec les difficultés des tâches ménagères» (p. 110-111). Rose deviendra vite dépendante des posologies pharmaceutiques – et du silence – qu’elle croit essentiels à sa survie.
L’auteure conteste ici la dévalorisation du problème de santé mentale de Rose, soutenue par les nombreuses pilules qu’elle avalera mais qui ne viendront jamais combler le vide. Malgré le fait que cette critique soit bien présentée, et qu’il s’agisse d’un problème valable, il y a ici une preuve de la multiplicité des thèmes abordés dans le roman. Ailleurs, d’autres chapitres, intercalés ici et là, racontent l’histoire de la fondation de compagnies multiples, visant sans doute à critiquer le capitalisme mais rendant la lecture du roman d’autant plus confuse. L’attention du lecteur est trop souvent déviée par un trop-plein d’idées qui semblent venir d’un souci très senti de faire des critiques intellectuelles. La ligne conductrice principale était déjà suffisante.
Au final, Rose s’écroule lentement sous le poids des secrets, elle qui croyait qu’on «ne peut pas laisser s’étaler au grand jour ce qui s’agite en nous» (p. 165) parce qu’après tout, «on n’est pas des sauvages» (p. 165). Prise au piège de cet appris malsain, l’histoire de Rose est aussi celle de ses filles et de toutes les femmes qui souffrent en silence.
À propos…
Martine Noël est ex-journaliste, maintenant doctorante au Département de français de l’Université d’Ottawa.