Il y a quelques années, un de mes plus grands plaisirs était d’aller donner du sang; parfois seul, mais souvent avec des amis. Mon premier don s’est fait à 17 ans, dans une clinique itinérante qui s’arrêtait parfois au Marché de Dieppe. Une clinique permanente s’est installée dans le nord de Moncton peu de temps après et c’est là où j’ai pris l’habitude de donner mon sang, tous les deux ou trois mois, pendant un peu plus de trois ans.
Le don
Le processus de don est assez simple. En entrant, après une petite piqure sur un doigt, on nous donne un questionnaire qu’il faut remplir au crayon. Les réponses à ces questions déterminent si la personne est en mesure de donner. Prochaine étape : d’autres questions, mais cette fois lues à voix haute par une infirmière. Ces questions sont, disons, plus intimes. Plusieurs d’entre elles interrogent le donneur sur ses pratiques sexuelles. Lors d’un questionnement, espérant sauter les questions sur ma vie sexuelle, j’avais dit à l’infirmière que je n’avais jamais eu de rapport sexuel à ce jour. Ce fut sans succès : il faut répondre à chacune des questions. Parmi les questions, il y en avait une qui s’adressait directement aux hommes: on me demandait si j’avais eu des rapports sexuels avec d’autres hommes depuis 1977. Ce à quoi je répondais que non.
Suite à l’interrogatoire de l’infirmière, le donneur est invité à s’assoir sur un fauteuil similaire à la chaise du dentiste ou une autre infirmière prend le relais et désinfecte l’intérieur du coude de la personne, puis insère une aiguille dans un vaisseau sanguin; moment légèrement inconfortable, mais sans douleur. Je me souviens que cette même infirmière avait toujours quelques fioles avec elle, peut-être quatre ou cinq, pour recueillir des échantillons de mon sang. La première fois, elle m’avait expliqué qu’on allait vérifier en laboratoire si mon sang était bel et bien en santé et sans risque pour autrui; cela se ferait après chaque don. Une fois les fioles remplies, mon sang descendait un long tube pour aboutir dans un sac où s’accumulaient quelques centaines de millilitres de sang. À chaque fois, je contemplais ce sac en songeant qu’il allait probablement sauver une vie. C’est un sentiment d’accomplissement que je n’obtenais nulle part ailleurs.
Une fois le sac rempli, l’infirmière retire l’aiguille, panse le donneur et l’invite à passer au comptoir à bouffe pour se rassasier. Les donneurs ne sont pas rémunérés pour leurs dons, mais on leur offre tout de même gratuitement un choix de soupes, de biscuits, de jus et, parfois même, de crèmes glacées. Ensuite, il faut laisser s’écouler les 56 jours requis entre chaque don avant de revenir pour donner et retrouver ce sentiment de plénitude humaniste propre au don de sang.
L’exclusion
À 20 ans, j’ai reçu mon écusson de reconnaissance de la Société canadienne du sang (SCS) pour mon 10e don. Je l’ai porté avec grande fierté pour quelques semaines. Mon 11e don a été, par hasard, un bel et chaud après-midi comme on les aime au printemps, à la suite d’une date sur la terrasse du Café Archibald avec celui qui allait devenir mon amoureux. Nous étions à la fin du mois d’avril 2012, et après mon don, j’ai pris un autre rendez-vous 56 jours plus tard, au mois de juin.
En juin, la SCS m’a appelée pour voir si notre rendez-vous tenait toujours. Mais comme mon mois de mai avait été, disons, passionnel avec mon nouvel amoureux et que nous étions maintenant en couple – nous le sommes encore d’ailleurs – je savais que la SCS allait maintenant me bannir de sa liste de donneurs. Lorsque l’infirmière de la salle d’interrogatoire allait me poser la crapuleuse question « Depuis 1977, avez-vous eu des relations sexuelles avec un autre homme? », j’allais répondre « Oui ». Et donc, selon la SCS, je ne serais plus éligible pour donner. Bien que je m’étais protégé, que je connaissais le passé sexuel de mon partenaire, que la SCS vérifie les échantillons de sang de tous ses donneurs, que j’ai un type de sang populaire et que je fais partie des rares 20 % de donneurs pouvant donner aux bébés, c’était l’impasse. Mon partenaire sexuel est un autre homme et pour cette raison j’allais être rayé de la liste, tout simplement. J’ai dit à la téléphoniste que je n’étais plus admissible. Elle m’a alors transféré à un infirmier pour s’assurer de la chose et celui-ci n’a fait que confirmer l’impasse en m’invitant à devenir bénévole pour la SCS. J’ai décliné l’offre, par principe. L’infirmier à tout de même conclut sur une note d’espoir en me disant qu’il y aurait probablement un assouplissement de ce règlement sous peu.
L’assouplissement
En effet, en 2013, on a changé « 1977 » par « au cours des cinq dernières années ». Mais, mon conjoint et moi, même si nous restions monogames à vie, ne pourrions jamais donner de sang. Tout un assouplissement.
J’en ai beaucoup parlé à mes amis et presque la totalité d’entre eux ont décidé d’arrêter de donner du sang jusqu’à ce que je sois à nouveau admissible et que cesse la discrimination. Toutefois, je tiens à préciser que je ne me sens pas du tout victime de discrimination. Les vraies victimes sont celles qui ont besoin de mon sang. D’ailleurs, la Cour Supérieure de l’Ontario a tranché en 2010 indiquant que donner du sang n’est pas un droit protégé par la Charte, mais plutôt une espèce de privilège qui repose sur des questions de santé et de sécurité. Ainsi, la SCS a le droit d’exclure tous les « groupes à risque » comme bon lui semble. Et ce, même si les donneurs monogames, comme moi, ne font pas réellement partie d’un groupe à risque.
Chaque année, souvent durant l’été, j’entends à la radio que SCS a des besoins « criants » de dons. En septembre 2014, la SCS a affirmé que ses réserves étaient « dangereusement basses ». Je me permets de douter que l’état des réserves de sang se soit grandement amélioré depuis. Lorsqu’on m’empêche de donner, ma vie n’est aucunement affectée. Je suis heureux, en santé et amoureux. C’est vraiment ceux qui ont besoin de sang qui en souffrent.
Mais revenons à l’assouplissement du règlement, car le Canada est loin d’être avant-gardiste à l’échelle mondiale sur cette question. Parmi les pays qui permettent aux hommes ayant eu un ou des rapport(s) sexuel(s) avec un ou des homme(s) (HSH) de donner du sang, le Canada accuse, avec la Nouvelle-Zélande, la plus grande restriction en exigeant une abstinence de cinq ans. La majorité des autres pays sont plus souples et exigent une abstinence de plus de 12 mois. Ces pays sont la Suède, le Japon, l’Australie, la Finlande, l’Irlande, le Royaume-Uni, bientôt la France et probablement les États-Unis. L’Espagne et l’Afrique du Sud, quant à eux, exigent une abstinence de six mois et l’Italie, quatre mois. C’est le Portugal qui est le plus à l’avant-garde en étant le seul pays qui prend les mêmes précautions pour tout le monde, HSH ou non, sans égard pour leurs pratiques sexuelles; et ce depuis 2007. Le Portugal est donc un modèle à ce niveau.
Et la monogamie?
En Espagne et en Italie, les hommes qui vivent en relation monogame avec un autre homme peuvent donner du sang. En effet, malgré les conditions d’abstinence qui s’appliquent aux HSH dans ces pays, ceux qui vivent en relation monogame peuvent donner si un médecin les en autorise.
Une des promesses électorales peu publicisées du Parti libéral était de permettre aux couples d’hommes monogames de donner du sang. Voici un extrait de cette promesse :
La Société canadienne du sang et Héma-Québec interdisent actuellement aux hommes ayant eu des rapports sexuels avec des hommes au cours des cinq années précédentes de donner du sang, même dans les cas de relations sexuelles sûres et monogames. Cette politique ne tient pas compte des preuves scientifiques et doit prendre fin.
Nous mettrons fin à l’interdiction discriminatoire qui empêche les hommes ayant eu des rapports sexuels avec d’autres hommes de donner du sang.
J’espère que notre nouveau gouvernement canadien tiendra sa promesse et qu’il saura faire du Canada un pays d’avant-garde dans ce dossier. Ainsi, je n’ai aucun doute que les réserves seront un peu moins basses à la SCS. J’ai donné du sang pendant trois ans, et cela fait maintenant trois ans que je n’en ai pas donné. C’est donc une occasion complètement ratée de recevoir une vingtaine de dons potentiels et d’améliorer le sort d’une vingtaine de personnes. Si je n’avais pas été exclu, il est fort probable qu’aujourd’hui j’aurais avec moi mon écusson marquant mon 25e don. Bientôt, j’espère.
À propos…
Xavier Lord-Giroux est originaire de Dieppe. Diplômé en art dramatique (Moncton, 2013), il est actuellement vice-président de la Société Nationale de l’Acadie et habite Frédéricton.