Si tu penses que les femmes ont atteint l’égalité, c’est que tu ne connais pas assez de femmes et que tu ne connais pas les statistiques. Et, si tu penses que rien n’a changé, c’est que tu ne connais pas l’histoire, voire jusqu’à quel point la situation des femmes était pire il n’y a pas si longtemps. Je radote ça depuis des années.
Mais, aujourd’hui, je m’entends aussi dire, et surtout aux jeunes journalistes : Si tu penses que les questions de femmes se limitent à l’avortement, le viol, le harcèlement sexuel et les autres violences faites aux femmes, eh ben, soit tu veux cantonner les femmes – et ce serait sexiste –, soit tu ne connais pas l’envergure du mouvement et des changements nécessaires pour arriver à l’égalité.
Les questions de femmes, c’est aussi (je dirais surtout) la réforme fiscale, le système électoral, les politiques économiques, la démocratie et la non reconnaissance du fait que l’économie de marché dépend de l’économie des soins.
Quand il est question d’enjeux reliés aux femmes, les problèmes qui font les manchettes ne sont que les symptômes d’un problème plus complexe et plus profond. Lorsque nous entendons parler d’hommes qui battent leur femme, ces hommes ne sont que des symptômes. Le faible salaire payé aux employées des services de garde, ce n’est qu’un symptôme. Le vrai problème est l’inégalité entre les sexes. La non valorisation de tout ce qui est « femme ». Une inégalité historique, traditionnelle ; confortable pour certains, invisible pour presque tout le monde.
Est-ce qu’en traitant des symptômes, on peut espérer réduire le problème de base? J’sais pas. Si tu traites une infection, peut-être que tu retrouveras la santé. Une image qui me vient souvent en tête, c’est qu’on est en train d’essuyer le plancher, mais toujours sans s’occuper de fermer le robinet. Ou encore, c’est comme donner des premiers soins à un patient en prétendant faire de la prévention. Les services aux femmes, ça ne change pas le monde. S’occuper des victimes, c’est méritoire, mais si on ne fait que ça, il arrive – souvent – qu’on ne fasse que faciliter la perpétuation du problème.
Le mouvement féministe est plus qu’une série de dossiers. C’est une analyse critique de la société, une mouvance pour un monde meilleur. Cette analyse critique, provenant d’un mouvement féministe en santé, est importante pour savoir si nous travaillons sur ce qui est le plus pertinent et prometteur pour l’égalité.
La semaine dernière, un nouveau rapport confirmait que les initiatives gouvernementales pour relancer l’économie favorisent surtout les hommes, tandis que les mesures d’austérité ont des conséquences désastreuses sur les femmes. Il s’agit d’un rapport publié par l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques du Québec. En analysant les budgets du gouvernement des six dernières années, l’équipe de l’Institut a conclu que la stratégie de sortie de crise adoptée par le gouvernement du Québec a créé une différence d’environ sept milliards de dollars entre les hommes et les femmes. Les femmes sont doublement perdantes et cette situation n’est pas unique au Québec. Des études semblables ont été produites en Europe et les conclusions sont les mêmes.
Ça rappelle l’époque où, selon les tribunaux canadiens, « les femmes étaient des personnes pour ce qui est des peines et des châtiments, mais non pour ce qui est des droits et des privilèges ».
Nous avons réussi à provoquer des changements dramatiques au niveau de la condition féminine au cours des dernières décennies. Toutefois, ce sont surtout les femmes qui ont changé et non la société. Pensons à notre niveau d’instruction, à notre participation sur le marché du travail, ou à notre choix d’avoir des enfants ou non.
Ce qui a moins changé, ce sont les systèmes, c’est-à-dire aux façons de faire qui favorisent les hommes, mais qui favorisent aussi une vision très restreinte de l’économie et de la politique. Des changements de cet ordre attirent de la résistance. Souvent une résistance démesurée.
Les changements qu’il nous faut maintenant exigent que nous maîtrisions non seulement les dossiers féministes, mais les processus de changement; il faut sortir de l’ombre les attitudes et les intérêts qui travaillent contre ces changements. Nous ne sommes plus à l’époque où nous encouragions les femmes à changer.
Avoir plus d’occasions de se réunir entre femmes aiderait la cause. Les femmes ont besoin d’une nouvelle conscientisation, mais cet objectif est difficile à atteindre… Nous pourrions certainement mieux utiliser les médias sociaux, mais ce qui nous aiderait davantage, ce serait la création, au Nouveau-Brunswick, d’un organisme indépendant pour faire l’analyse des questions qui touchent aux femmes. On me dit qu’il existe quelque chose depuis plus d’un an, mais il me semble que, pour paraphraser Mark Twain, les rumeurs de son existence sont grandement exagérées. Jusqu’à preuve du contraire. Entre-temps, les femmes devraient peut-être poser haut et fort, à répétition même, des questions simples et embarrassantes : « Pourquoi les victimes d’agression sexuelle sont presque toutes des femmes, et pourquoi les accusés sont des hommes? Hein? »
Mais nous pouvons faire mieux. Nous pouvons exiger que nos institutions, nos organismes et, surtout, nos gouvernements adoptent une façon plus inclusive de développer des politiques, des budgets et des évaluations. Prenons l’analyse inclusive selon le genre. Il s’agit d’une façon systématique de s’assurer que les stratégies, les budgets, les politiques sont basés sur des faits y compris le fait que la vie des hommes diffère, bien souvent, de celle des femmes (au niveau de notre santé, de notre sexualité, de nos rôles, de notre pouvoir, de nos risques, de nos priorités et de nos opinions). Nos réalités diffèrent également selon les groupes auxquels nous appartenons ; qu’il s’agisse de la langue, de la race ou des habiletés. L’analyse inclusive, c’est poser les bonnes questions dès le début du processus d’élaboration de politiques. Des questions qui évaluent l’impact potentiel de l’initiative sur les femmes et les hommes, et sur l’égalité relative entre les sexes. Parce que le fait d’ignorer les distinctions de sexe alors qu’elles sont pertinentes est une forme de discrimination. L’analyse inclusive, c’est avoir l’égalité en tête dès l’identification du problème jusqu’à l’évaluation de la politique mise en place pour résoudre le problème.
Le gouvernement de Brian Gallant dit qu’il va intégrer l’analyse inclusive dans l’élaboration de ses initiatives importantes. Il faut le féliciter, mais soyons très vigilantes et très présentes, parce que c’est quand vient le temps de mettre en œuvre des politiques publiques que les résultats de l’analyse inclusive sont oubliés. Rappelons-nous qu’au Nouveau-Brunswick, dans les dernières années, on a implanté une forme d’équité salariale qui trouve que les emplois « féminins » sont trop payés, on a créé un conseil aviseur sans garantie d’indépendance, et on réforme les programmes comme si on était tous des hommes.
Je note, malheureusement, que deux décisions importantes ont déjà été prises sans bénéficier d’une analyse inclusive, soit le processus de révision des programmes et les investissements dans les infrastructures. Ces deux initiatives pourraient être parmi les plus importantes de ce gouvernement et elles auraient pleinement profité d’une telle analyse, surtout si nous nous fions à l’étude de l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques du Québec (mentionné plus haut). Si elle est bien effectuée, le plus grand bienfait potentiel de l’analyse inclusive est que les programmes d’action positive seront enfin abolis : les seuls « programmes » d’action positive sont pour les hommes, pour le maintien des privilèges et des passe-droits dont la plupart des hommes bénéficient. Il faut comprendre que traiter tout le monde comme on traite les hommes, c’est une forme de discrimination. C’est ce que je nomme la méthode Tout le monde pisse debout. Si nos modèles de toilette suivaient nos modèles de politiques économiques, il serait nécessaire d’apprendre à pisser debout.
Si elle n’est pas bien effectuée, le plus grand danger potentiel de l’analyse inclusive est d’arriver à une situation pire que si rien n’était fait. Une fois qu’il y a un semblant de service ou d’organisme, aussi fautif qu’il soit, il devient très difficile de changer la chose ; ce qui a comme conséquence de donner mauvaise réputation à la vraie chose. Il y aura des politiciens qui utiliseront l’analyse inclusive dans le seul but de montrer qu’ils en ont tenu compte. Il y aura des gens pour dire que nous ne sommes jamais satisfaites ou bien trop cyniques.
Chu pas cynique ! Mais chu pas innocente dans le sens acadien de simple d’esprit.
Pour bien faire l’analyse inclusive, elle doit être intégrée aux priorités gouvernementales, aux indicateurs de progrès, aux évaluations de rendement. Surtout, elle doit être rendue publique, sinon la population ne peut pas savoir si elle a été faite sérieusement, ou si l’analyse a conclu que l’initiative allait nuire aux femmes ou non.
Ce texte est une version retravaillée d’un discours livré le 8 mars 2015, Journée internationale des femmes, à Moncton.
Rosella Melanson a été travailleuse sociale, journaliste, relationniste, informaticienne, directrice, chroniqueuse. Depuis sa retraite, elle s’amuse à voyager, à bloguer et à écrire en acadien.
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