La nostalgie cachée d’un roman qui nous emporte – Clint Bruce

Comeau, Fredric Gary. Vertiges, Montréal, Les Éditions XYZ, 2013, 189 p.

La scène m’a paru un brin insolite.

C’était au Salon du livre d’Edmundston du mois d’avril dernier, où Fredric Gary Comeau, chanteur à succès, poète depuis toujours et romancier depuis peu, faisait partie des écrivains invités. Vertiges, sorti à l’automne 2013 dans le cadre de la toute nouvelle collection, Quai no 5, aux Éditions XYZ, avait remporté le prix littéraire Jacques-Cartier : « Un très beau roman comme une percée de vie dans l’espace contemporain qui nous emporte », faisait valoir l’appréciation de la présidente du jury, Nicole Brossard[1].

Les jeunes journalistes du site Acadiepédia[2], impressionnante initiative multimédia mettant à contribution les talents d’une équipe d’élèves du Madawaska, ont flairé l’affaire. Ils étaient quatre ou cinq, assis avec l’auteur autour d’une table, tous munis d’un casque d’écoute et plantés avec assurance devant leurs micros. Face à leurs questions sur l’intrigue, le processus de création, la vie d’écrivain, – posées avec un professionnalisme n’ayant rien à envier à leurs voisins ICI Radio‑Canada et CFAI FM –, Comeau répondait avec enthousiasme et bonne humeur. Franchement, c’était touchant – mais une arrière-pensée envahissait mon esprit, pourtant peu puritain : « Mais il y en a, du sexe, dans ce roman-là! Qu’est-ce qu’ils en apprendraient, ces gentils préados-là, s’ils lisaient ça… »

Vertiges, ce n’est pas que cela, il va sans le dire. Composé de 170 courts chapitres, le roman de Comeau est une œuvre ambitieuse à plusieurs égards. Par son intrigue, notamment, celle-ci faisant converger les destins de plus d’une dizaine de personnages aux profils variés.

Tout se noue autour de deux quêtes.

En guise de protagoniste, il y a Hope Fontaine, âgée de 19 ans et sans but dans la vie. Sa mère, hippie installée au Nouveau-Mexique, a trouvé dans le désert un recueil de poésie, Sahel sans elle, signé Antoine Bourque, derrière qui se profile l’auteur lui-même ; croyant qu’il s’agit du grand amour auquel doit répondre sa fille, elle veut lancer Hope sur la piste de ce poète acadien. Si peu convaincue qu’elle soit, celle-ci part paresseusement, en passant par mille détours.

Si Hope n’a pas séduit l’humble lecteur que je suis, il en va autrement de Victor Bouquet, artiste peintre de son état. Après avoir perdu son petit-fils Benjamin dans un attentat à la bombe à Paris, dont Hope a été témoin parmi la foule de « coïncidences » propulsant l’intrigue, Victor se vouera à la vengeance.

L’une nonchalante, l’autre acharné, ces deux personnages attireront dans leur orbite plusieurs autres, tous à la recherche d’eux-mêmes en parcourant pratiquement tous les pays du monde. (Il est fortement à espérer que, lorsque ces « globe-trotteux » font un crochet par les Maritimes, ils répondent par un oui retentissant quand la caissière du Sobey’s leur demande s’ils ont leur carte Air Miles…)

La force de Vertiges réside en très grande partie dans le style et dans l’agencement d’un récit qui n’en est pas toujours un. Comeau a beau avoir mis une vingtaine d’années à mener à bien son manuscrit, plusieurs fois repris et mis de côté, l’écriture ne sent pas du tout l’huile. Habile artisan du verbe, l’auteur écrit en poète ; en effet, bon nombre de passages, voire des chapitres entiers, se laissent savourer comme des poèmes en prose – quand nous n’avons pas affaire à des extraits cités, tantôt originaux, tantôt tirés d’autres œuvres.

C’est dire que Comeau écrit aussi en amoureux de poésie et de poètes. Et d’art et d’artistes. Et de musique et de musiciens. Le vertige géographique des intrigues entrelacées rivalise à peine avec la manie citationnelle qui, en opérant une suspension de la diégèse par la référence ou le bloc intertextuel, tend à mettre de l’avant les filiations et affiliations revendiquées par l’œuvre, de Rûmi à Gérald Leblanc en passant par Eric’s Trip et Leonard Cohen. D’aucuns reprocheront un excès de namedropping, à en juger par la réaction de quelques lecteurs que j’ai interrogés. Moi, j’y ai plutôt vu une invitation à la découverte, interrompant çà et là la lecture de Vertiges pour suivre des pistes sur Wikipédia. L’organisation fragmentaire s’y prête.

Ce portrait du roman esquissé, revenons au point de départ, à savoir le facteur « cul ».

À mi-chemin entre la vraisemblance lucide et le fantasme hétéro-masculin, Hope aime « ça ». Elle retarde sa recherche du poète acadien en séduisant un adolescent – un vrai de vrai « garçon d’une quinzaine d’années » (p. 40), collé sur son Gameboy. Leur aventure débute par une fellation : « Elle prend son petit gland dans sa bouche et commence. Il décharge aussitôt » (p. 41). Ewwwww.

En revanche, c’est l’humour qui prend le dessus lorsque, dans une fête sauvage à Brooklyn, le trapéziste Jesús se fait ensorceler par Madeleine, la sœur d’Antoine, adepte de sado-mado, et transporter à son insu jusqu’à Moncton – grâce à « la magie de la Mariecomo » (p. 109) (alors qu’en réalité elle est pilote d’un avion privé) – pour y subir la volonté de sa ravisseuse. C’est ainsi que l’Argentin découvre l’Acadie, qui est selon Madeleine « plus qu’un pays, c’est un fucking freaking state of mind ! » (p. 110) Pas mal, pas mal, avouons.

J’évoque ces passages pour les mettre sitôt hors jeu. L’érotisme, c’est à mon avis ce que Vertiges propose de moins intéressant. Toutefois, dans la mesure où il traverse le texte de part en part, le principe du plaisir est indissociable de la violence qui strie l’horizon du monde et l’existence de celles et ceux y évoluant.

Naguib, le meilleur ami d’Antoine, est sous ce rapport un personnage fascinant et gênant à la fois. Gynécologue hanté par des pulsions violentes, il rêve de soumettre ses patientes aux pires supplices. Et pourtant, il ne passe et ne passera jamais à l’acte ; tout au contraire, c’est un gentil, néanmoins parfaitement réconcilié avec ses instincts sadiques qu’il arrive à juguler, au point de les recanaliser vers des gestes de générosité. Provoquer malgré nous notre sympathie envers un dépravé, c’est le coup de Nabokov dans Lolita ou encore d’Ananda Devi dans Le sari vert, moins la criminalité elle-même – et une revendication de plus de l’extrême liberté de penser.

« Alchimie du verbe » : c’est dans ce poème d’Une Saison en enfer qu’Arthur Rimbaud, cet autre « jeune poète » du XIXe siècle, formule son célèbre oxymore : « J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges. » Cité en exergue au début du roman, le vers hante l’œuvre récente de Fredric Gary Comeau, l’album Effeuiller les vertiges (Tacca Musique, 2009) étant suivi du recueil La joie vertigineuse des anges déchus (Écrits des Forges, 2013). Vertiges lui aura permis de donner vie et visage à ces anges‑là, ainsi qu’à la déchéance qui aura présidé à leur naissance.

Ainsi le mot de Rimbaud surgit-il à tout moment.

En prenant le métro à Paris, « Hope ne sait plus où elle est. Elle s’abandonne à ce vertige qui l’habite et qu’elle n’a jamais su nommer, croit qu’elle va tomber » (p. 19). Un peu plus tard, en retournant dans son esprit les mots « homme de ta vie », elle « se rappelle son vertige quand sa mère les a prononcés, non loin du désert » (p. 39).

« S’abandonner » et « se rappeler » : désirs enivrants et souvenirs troublants. Ainsi, même l’acrobate Jesús y succombe : « Même quand on a un sens de l’équilibre infaillible, quelques intonations nous rappelant les vertiges de la petite enfance peuvent facilement nous faire goûter aux délices de la chute libre » (p. 53). Kazuo, poète d’origine japonaise et ami de Victor et d’Antoine, fait l’amour avec son amante Sofia, danseuse de flamenco ayant déjà fréquenté Jesús et le terroriste basque Peio Xuri, en « s’abandonn[ant] au “fulgurant vertige de la vie”, comme le dirait Herménégilde Chiasson, possiblement le père spirituel du jeune poète acadien » (p. 88).

D’accord, d’accord : tout le monde a le tournis. Pourquoi ? Ne serait-ce qu’un levier psychonarratif ?

La clé de l’énigme se trouve peut-être dans l’arrière-plan géopolitique. Le roman se déroule en 1996-1997 ; alors que Hope vient de témoigner de l’attentat de la gare Montparnasse, ses pensées se tournent vers une région que la guerre a ravagée de manière irrémédiable :

Elle se rappelle qu’il y en a une qui fait rage du côté est de ce continent, dans des villes jadis merveilleusement hétérogènes, soudainement divisées en clans et en ethnies. Des villes portant des noms apaisants comme Sarajevo ou Srebenica, des noms qui glissent si facilement sur la langue de Hope qu’elle peine à les rattraper quand ils s’envolent vers le ciel. (p. 16)

Ainsi placée à l’ombre de la tragique déflagration de la Yougoslavie, l’action se déroule pendant cette brève accalmie entre la guerre de Bosnie-Herzégovine, terminée en décembre 1995, et celle du Kosovo qui éclatera début mars 1998. L’obsession de la situation des Balkans est d’ailleurs partagée par Antoine : « La guerre se réjouit de ses cicatrices, en Bosnie. Le jeune poète veut appréhender ce conflit en composant une chanson » (p. 34). Comme Hope, le personnage acadien voudrait que la beauté vienne soulager les blessures du monde.

Si le texte attire notre attention sur la rupture brutale de l’harmonie cosmopolite, n’oublions pas qu’il s’agit aussi, dans ces années terribles, de l’une des pires séquelles de l’effondrement du Bloc soviétique et de l’après-guerre froide. Les personnages de Comeau ont tous vécu la prétendue « fin des idéologies » et des grands projets politiques. Aussi en sont-ils le produit : aucun(e) d’entre eux ne participe à la vie collective, à l’exception du jeune Olivier converti à l’islam.

Symptôme d’une crise d’absence de repères, le vertige signifie également la liberté, celle de la jouissance, certes, mais surtout celle du sens à construire sur les décombres d’un monde écroulé. Qualifier cela de « postmoderne », c’est banal comme tout. Toutefois la question demeure : qu’est‑ce qui vient relayer la finalité historique, à tout jamais balayée?

Ce qui se propose d’emblée, c’est le salut au moyen de l’art, communion nouvelle en même temps que réalisation de l’individu. Cependant, autant l’expérience esthétique soulage nos maux et renouvelle l’existence, il a ses limites : c’est pourquoi Victor Bouquet, rongé par son deuil, va mettre de côté son pinceau pour traquer le terroriste de la gare Montparnasse jusqu’en Turquie…

Or, le véritable principe de fonctionnement dans Vertiges, c’est le hasard fortuit, la coïncidence porteuse de signification et de virevoltes – ce mot-là apparaissant huit fois – existentielles. En un mot : la synchronicité, c’est-à-dire la recherche d’un ordre caché dans des événements sans lien de causalité avéré. Développé par Carl Jung, ce concept est devenu l’un des mots d’ordre de la pensée Nouvel Âge. Toute simultanéité heureuse, tout imprévu favorable semble révéler notre destinée. Bien que son intrigue soit élaborée à partir d’une foule de coïncidences inopinées, Comeau installe une distance ironique vis-à-vis de ce mécanisme : « Elle exsude la synchronicité! » (p. 121), s’écrie la mère de Hope, exaspérante, au sujet de son amante Vera.

 Un critique a déjà fait observer : « Vertiges correspond en ce sens parfaitement à notre époque: sans détour, rapide et pulsionnelle[3]. »

C’est bien l’impression que le roman donne. Ce n’est pas faux, mais ce n’est pas tout à fait vrai non plus.

L’époque de Vertiges n’est déjà plus la nôtre. Si sa tribu de vertigineux était née à la même époque que les jeunes journalistes d’Acadiepédia, cette histoire, faite de récits enchevêtrés, ne sauraient se produire. La raison est bien simple : à l’ère des médias sociaux, Facebook et cie, les personnages se rendraient tous compte des rapports mutuels qui les lient les uns aux autres – et plusieurs en resteraient là, j’ose le croire.

Sous ce jour-là, Vertiges apparaît comme un roman on ne peut plus nostalgique, pas juste des années 1990, même s’il y a de cela, mais de ce qui était possible quand l’étendue de nos relations n’était pas au bout de nos doigts. Comeau écrit au passé futur – le temps (inexistant) des avenirs d’antan, qui ne sont plus ceux que nous voyons devant nous. Et l’un des défis qu’il pose, c’est de nous inciter à trouver d’autres manières de ne pas tout savoir en même temps.

Une note finale : en milieu minoritaire, où l’écriture romanesque peine à s’imposer, chaque œuvre vient au monde menottée par les attentes et espoirs de celles et ceux qui espèrent le roman (en Acadie : le roman post‑Maillet). On veut qu’un seul roman fasse tout, ce qui n’est pas possible. Mais si Vertiges ne fait pas tout, le livre de Comeau marque certainement un pas en avant pour le roman acadien. Lisez‑le sans complexe.

À propos…

Clint BruceOriginaire de Louisiane, Clint Bruce est actuellement professeur à l’Université du Maine à Farmington. Il aime donner des cours sur l’Acadie et sur les zombis – en attendant un film sur des zombis acadiens. Parmi d’autres projets sur les littératures et cultures de l’Atlantique francophone, il est en train de préparer la traduction d’une anthologie de poésie louisianaise de l’époque de la Guerre civile américaine, livre qui s’ajoutera à Istrouma: A Houma Manifesto / Istrouma : Manifeste houma (Éditions Tintamarre, 2014), traduit en français pour l’auteur autochtone T. Mayheart Dardar. La prochaine fois que vous le croiserez, Clint aura déménagé en Nouvelle-Écosse.

[1]http://revue.leslibraires.ca/actualites/lesprixlitteraires/prixjacquescartierpourvertiges

[2]http://www.apprendrepourlavie.com/accueilacadiepedia/

[3]http://www.labibleurbaine.com/litterature/vertiges-de-fredric-gary-comeau-portraiturer-notre-epoque/

3 réponses à “La nostalgie cachée d’un roman qui nous emporte – Clint Bruce

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