Qui écoute les cris autochtones? – Isabelle Leblanc

Le Premier ministre, Stephen Harper, considère que nous ne devrions pas voir un quelconque « phénomène sociologique » dans le fait que 1181 femmes autochtones ont été tuées ou portées disparues depuis 1980. Pour Harper, nous devrions tout simplement y voir « des crimes […] contre des innocents […] qui doivent être traités en conséquence »[1]. Pourtant, n’y voir que de simples cas de violence isolés contribue à reproduire le silence institutionnel autour des rapports de pouvoir dans lesquels s’insèrent ces vies. En d’autres mots, le gouvernement canadien refuse de voir le contexte entourant ces crimes. Il est évident que toutes ces victimes ont au moins deux traits en commun : elles sont des femmes, et elles sont autochtones. Ainsi, ce ne sont pas des crimes isolés les uns des autres. Ce sont des crimes perpétués contre une tranche de la population spécifique, et particulièrement vulnérable. Le gouvernement ne voit pas là un phénomène digne de préoccuper l’ensemble de la société canadienne, et cela devrait nous inquiéter. Pourquoi?

Selon Judith Butler, l’un des problèmes soulevés par la vie politique contemporaine « est que tout le monde ne compte pas comme sujet »[2]; c’est-à-dire, toutes les vies ne sont pas vues comme se valant également. Dans ce contexte, dirait Butler, les femmes autochtones seraient des citoyennes « qui ne sont pas tout à fait reconnues comme telles, des sujets qui vivent mais ne sont pas encore considérés comme des ‘‘vies’’ » dans le sens d’une vie qui vaudrait la peine d’être vécue aux yeux de notre gouvernement actuel. En somme, ce que suggère Butler c’est que le grand problème de nos sociétés contemporaines ne concerne pas tant la coexistence entre les communautés multiculturelles, problématique dont on entend parler souvent. Plutôt, le problème dont il faudrait se soucier davantage concerne le fait que nous vivons dans une société faite de rapports de pouvoir. Nos différentes identités (femme ou homme; noir ou blanc; homosexuel ou hétérosexuel; etc.) sont insérées « dans les cartographies contemporaines du pouvoir »[3].  Autrement dit, le taux anormalement élevé de violence qui vise les femmes autochtones renvoie à des relations de pouvoir, qui nous concernent tous dans la mesure où nous contribuons également, en gardant le silence, à les reproduire. Ce n’est donc pas un hasard si autant de femmes autochtones meurent ou sont portées disparues. C’est pourquoi l’ensemble des disparitions et des meurtres de toutes ces femmes autochtones devrait être décrit haut et fort comme un phénomène sociologique et comme le fait de rapports de pouvoir. En ce moment,  le gouvernement canadien tente au contraire de dissimuler cette tendance lourde en en parlant comme des crimes isolés sans lien les uns avec les autres.

Je crois que la perspective critique formulée par Butler, dans un contexte plus large, nous offre une perspective intéressante susceptible de contribuer à éclairer certains des enjeux fondamentaux que pose la disparition et l’assassinat de ces 1181 femmes au cours des 34 dernières années. Les femmes autochtones sont-elles reconnues comme des « vies » dans l’ordre politique contemporain canadien ou ne sont-elles que des corps subissant une violence qui resterait sans exception?

Au Canada, tout porte à penser que le corps d’une femme autochtone est potentiellement plus à risque de subir de la violence que le corps de n’importe quelle autre femme, d’où la question posée chez jours-ci chez les femmes autochtones : « suis-je la prochaine? ». Refuser d’admettre cette réalité, c’est contribuer à reproduire un silence qui a longtemps rendu cette violence possible, car cette violence est indissociable de l’expérience historique de la colonisation au Canada. Dans quel sens? Et bien la colonisation ne s’est pas limitée à l’espace territorial, c’est-à-dire, par exemple, à la création de réserves. Elle s’est également manifestée à travers une colonisation de la vie et du corps des Autochtones. C’est ainsi que l’on peut parler d’une prise de terre et d’une prise de corps.  C’est ce système de représentation sur le rapport entre Autochtones et non Autochtones dans ce pays et la logique colonisatrice qu’il sous-tend que l’affirmation de Stephen Harper vient relancer en réaffirmant au fond que les violences subies n’auraient rien d’exceptionnel.

En 1907, le Dr. Bryce, ancien officier en chef de la médecine au département des affaires indiennes, avait déclaré dans son rapport que le manque de réaction fédérale à l’épidémie de la tuberculose dans les écoles résidentielles n’était rien de moins qu’un « criminal disregard ».  Nous voici en 2014 confronté à un contexte similaire de négligence face à une situation qui devrait toutes et tous nous révolter. Pourquoi? Parce qu’il est vraisemblablement indéniable de constater que des femmes autochtones disparaissent et sont assassinées dans des proportions qui sont tout à fait exceptionnelles par rapport à la norme nationale. L’Association des femmes autochtones du Canada exhorte le gouvernement fédéral à réagir en cherchant des solutions au lieu de balayer sous le tapis cette violence. Hélas, on se demande bien qui écoute[4] lorsqu’un cri d’alarme est lancé pour agir contre la violence exercée envers des femmes autochtones.

[1] 21 août 2014, Le Devoir.

[2] Butler, Judith. (2010). Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil.

   http://www.editions-zones.fr/spip.php?page=lyberplayer&id_article=110

[3]  Ibid.

[4] Bahri, D. ( 2006). « Le féminisme dans/ et le postcolonialisme » dans Penser le postcolonial sous la direction de Neil     Lazarus. Éditions Amsterdam : p. 302.

 

À propos…

Isabelle LeblancIsabelle LeBlanc est doctorante en Sciences du langage à l’Université de Moncton. Sa thèse porte sur l’intersection entre le genre et la langue en Acadie. Elle participe également au réseau de recherche en anthropologie à titre de membre élue de la Association for Feminist Anthropology. En plus de détenir une maîtrise en science politique de l’Université d’Ottawa, elle a également étudié à l’Université de Poitiers, à l’Institut d’études politiques de Paris et à l’Université de New York à Prague.

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