De l’arrogance linguistique dans les pratiques médiatiques en Acadie : une réponse (en forme d’appui) à Rosella Melanson – Laurence Arrighi

«Je réunis sous le nom d’arrogance tous les « gestes » de parole qui constituent des discours d’intimidation, de sujétion, de domination, d’assertion, de superbe» Barthes (2002 : 195)

En novembre dernier, Rosella Melanson a publié, ici-même, une réaction vive pointant du doigt la tendance à apposer un «[sic]» à la suite de certains mots, expressions et manières de dire «acadiennes» quand une personne de la communauté est citée dans certains médias importants de cette même communauté.

Avec l’acuité intellectuelle et le sens de la justice sociale qui la caractérise, cette activiste bien connue a mis le doigt sur une pratique qui relève, à mon sens, de l’arrogance linguistique, une notion certainement importante pour comprendre d’où viennent et ce que provoquent les «[sic]» et autres marques de condescendance dans les pratiques d’écriture des grands médias locaux acadiens. Bien sûr d’autres médias d’autres horizons font de même, cette pratique n’est ni locale, ni jamais bien agréable pour la personne siquée[1], mais la situation minoritaire ici lui donne une (mauvaise) saveur particulière.

Une rapide recherche convainc qu’une telle pratique, et d’autres inscrites dans une logique similaire – commenter une formulation («comme on dirait ici»), l’accent d’une personne citée («dit-elle avec son accent coloré») – sont en effet courantes. Ces pratiques relèvent sans doute de propriétés du discours prescriptif des médias (le fait que les médias se soient octroyés ou vus octroyer un rôle d’arbitre du linguistiquement correct), elles manifestent surtout, en particulier quand elles soulignent des usages prêtés à un groupe, une forme de condescendante, d’arrogance linguistique que l’on ne s’attend pas à trouver dans des médias à vocation communautaire d’un groupe linguistique minoritaire en plein 21e siècle.

Je cherche ici à creuser cela en allant largement dans le sens de Rosella Melanson. Si cette dernière nous dit qu’elle ne «s’invente pas linguiste», cette discipline lui sied pourtant fort bien et en soulignant qu’elle «parle de la dignité du citoyen qui s’exprime», elle s’inscrit dans un pan de cette discipline qui assurément peut enrichir la compréhension de telles pratiques.

Un relevé, effectué de façon systématique grâce au moteur de recherche Eureka (qui permet une plongée dans les archives de nombreux médias), montre que, dans les médias acadiens, trois catégories de personnes sont siquées plus que tout autres (et presque exclusivement).

Une grande catégorie est formée par les politiciens et politiciennes. Leur langue est l’une des cibles privilégiées des journalistes. Pour peu qu’elles sortent d’un certain moule linguistique attendu, les personnes politiques souffrent en effet d’un déficit de crédibilité et sont plus souvent que les autres pointées pour des fautes de langue, réelles ou supposées. Une autre catégorie particulièrement moquée (implicitement) par les journalistes est celle formées par les sportifs et sportives (et leurs entraineurs, entraineuses) auxquels sont attachés des représentations stéréotypées sur la qualité de leur expression (et plus largement sur leur niveau de culture voire leur intellectuel). Dans les deux cas, le fait est commun ailleurs.

On retrouve la même posture de surplomb quand il s’agit de siquer le dernier groupe d’individus identifiés. Ce troisième groupe, et Rosella a vu juste, est constitué par les gens d’ici lorsqu’ils emploient des mots d’ici, comme l’adverbe icitte ou d’autres mots fort courants, tout à fait transparents sémantiquement et ancrés dans les pratiques ordinaires.

Notons aussi la tendance à souligner de petites erreurs courantes. Pourquoi reproduire puis siquer ce qui dit avec spontanéité n’est pas forcément «parfait»? Par fidélité aux propos cités diraient sans doute les journalistes… Un peu étrange dans une pratique professionnelle qui, par ailleurs, n’hésite pas à «adapter» certains propos tenus (quiconque a déjà parlé aux médias en a fait l’expérience).

Il existe dans la recherche toute une réflexion sur l’éthique de la transcription et l’une des propositions est de ne pas stigmatiser, surtout un groupe de population qui l’ai déjà. Or, plusieurs études ont montré comment les médias avaient tendance à reproduire puis siquer les traits linguistiques non standard de certains groupes de population : personnes issues de milieu populaire, immigrants, membre de minorités visibles… Les médias américains en reproduisant des traits de l’oral dans les seuls propos de personnes racisées alors qu’il était évident et logique que toute personne en emploie sont un bon exemple de cet usage de la citation-stigmatisation.

Le concept d’arrogance linguistique signalé au début de mon texte permet à mon sens de donner un nom aux pratiques dénoncées par Rosella Melanson et de les replacer dans un cadre compréhensif qui en montre les conséquences éventuelles et les mécanismes sous-jacents.

Pour ce qui est des conséquences, une étude menée il y a quelques 20 ans sur la langue dans les médias en Acadie (Guitard 2002) soulignait que les journalistes au Nouveau-Brunswick avaient du mal à trouver des gens d’ici pour leur parler et mettaient cela au compte de l’insécurité linguistique ambiante. Une remarque de Rosella Melanson («ça semble vouloir dire que bientôt, si jamais on accorde un interview aux journalistes radio ou télé, on devrait parler comme il faut ou s’attendre au son d’un gong après nos mots « mal choisis »?») nous montre bien que si des gens sont insécurisés, d’autres sont insécurants.

Assurément le propos rapporté est l’essence même du texte médiatique et ses modalités sont bien rodées dans le métier, parfois stéréotypées et mobilisées sans plus de réflexion. Toutefois, il est aussi indéniable que certaines de ces modalités expriment des rapports de pouvoir variables entre les personnes citeuses et les citées et révèlent des enjeux ou tensions sociales. C’est ici qu’il conviendrait de méditer la notion d’arrogance linguistique. Leila Messaoudi (2021) la définit «comme un acte langagier que sous-tend le mépris social du locuteur à l’encontre de son vis-à-vis, de sa façon de parler (son accent par exemple)» ajoutant que l’arrogance linguistique présente «les marques de domination symbolique exercées par le dominant sur le dominé […], traduit un rapport de force symbolique et culturel […] et se manifeste dans une activité langagière in situ, […] Le locuteur dominant s’arroge le droit de sanctionner un accent, une trace d’origine (ethnique, sociale) jugée inférieure et qui est supposée se traduire dans le comportement socio-langagier.» Messaoudi prévient que «le locuteur arrogant s’estime de plein droit [et que] l’attitude arrogante est à peine consciente de la part de son auteur.» Elle conclut que «c’est la présence d’un tiers qui occupe le rôle de l’observateur […] qui [permet] de sanctionne[r] le fait de discours comme un acte langagier arrogant.»

C’était déjà l’objectif du texte de Rosella Melanson. À mon tour, j’espère avoir contribué à cette réaction.


[1] Le mot n’existe pas et pourrait lui-même subir un siquage [sic] mais je suppose que n’importe quelle personne qui me lit avec un minimum de bonne volonté a compris.


Sources :

Barthes, Roland (2002) Le Neutre. Cours au Collège de France (1977-1978). Paris, Seuil.

Guitard, Stéphanie (2003), Une analyse comparative des politiques linguistiques de deux radios communautaires francophones du Nouveau-Brunswick, thèse de maitrise, Université de Moncton.

Melanson, Rosella (2021) « Parlez, parlez, pis [sic] on vous jugera », Astheure https://astheure.com/2021/11/15/parlez-parlez-pis-sic-on-vous-jugera-apres-rosella-melanson/

Messaoudi Leila (2021) « Arrogance linguistique », Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics http://publictionnaire.huma-num.fr/notice/arrogance-linguistique/


À propos…

Laurence Arrighi a mis pour la première fois les pieds en Acadie il y presque 20 ans et depuis près de 15 ans enseigne la linguistique à l’Université de Moncton. Avec ses étudiant.e.s elle a la chance de comprendre à quel point bien des concepts de sa discipline sont des clés pour appréhender le monde qui nous entoure, notamment en ce qui concerne les mécanismes d’inclusion, d’exclusion et de différentiation des personnes sur base linguistique.

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Une réponse à “De l’arrogance linguistique dans les pratiques médiatiques en Acadie : une réponse (en forme d’appui) à Rosella Melanson – Laurence Arrighi

  1. Merci Madame Arrighi, Je ne m’attendais pas à ce texte et je suis dont fière. Ce sujet m’enrage au boutte et presque personne n’en parle. Vous avez mis les mots qu’il fallait et les références à mes élucubrations enragées.

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