L’ombre et la lumière – Julie Gareau

Christensen, Andrée, L’Isle aux abeilles noires, Ottawa, Les Éditions David, Ottawa, 2018, 342 p.

Crédit photo : Les Éditions David.

Andrée Christensen nous transporte encore une fois dans un univers fascinant où la poésie et l’imagination nous font vivre des émotions fortes. Son roman, L’Isle aux abeilles noires, a remporté le Prix du livre d’Ottawa 2019 et se démarque par sa complexité et son audace. S’il est vrai que l’auteure explore les mystères de l’âme humaine, elle en respecte toutefois les secrets en nous laissant à nos propres interrogations.

Le récit prend forme pendant la Seconde Guerre mondiale alors que trois familles d’origines variées s’installent sur une île imaginaire à la nature quelque peu sauvage, l’Isle aux abeilles noires. Isolés et à la recherche d’un nouveau départ, les habitants tisseront rapidement des liens entre eux et cela sera aussi le cas de leurs enfants. Ce qui les lie à jamais est simple : la création. Entre un apiculteur, un souffleur de verre, une ondiste, une parfumeuse, une danseuse et d’autres personnages tout aussi originaux, leur créativité donne lieu à une façon d’être, à une vision du monde unique. Chacun a son histoire et ne pourra échapper à son passé ni à son destin.

Un «roman-ruche»

L’allégorie de la ruche est particulièrement forte dans le roman, comme l’indiquent explicitement le titre, la couverture et les divisions entre les parties (au total de trois sans compter le prologue et l’épilogue). Chaque chapitre est une alvéole travaillée avec soin dont le style poétique et imagé fait souvent référence aux cinq sens. La nature y garde une place primordiale pour souligner la beauté naturelle qui s’inscrit également dans la création artistique. Notre lecture est ainsi parsemée de références culturelles et littéraires, de la poésie à l’alchimie sans oublier les mythes. Les mots, mielleux, nous séduisent dans ce «roman-ruche» et leur douceur nous incite à poursuivre la lecture malgré l’atmosphère tragique, si pas catastrophique, qui se fait souvent ressentir.

L’Isle aux abeilles noires n’est pas un conte de fées. C’est l’observation d’une métamorphose qui n’est possible qu’en transformant la noirceur en lumière. L’art est la forme privilégiée par laquelle les personnages peuvent y parvenir, mais très peu réussiront. Pourquoi? Les personnages ne sont pas parfaits ; ils ont des défauts et des vices, ils gardent des secrets et leur innocence laisse souvent à désirer. Les destins des personnages sont liés et le roman nous présente simultanément plusieurs histoires, personnages et points de vue, et ce, sur plusieurs générations. Un tableau des personnages dans le prologue nous aide à réduire quelque peu la confusion, qui demeure cependant ; à l’image d’une ruche, le roman bourdonne d’activité. Cela explique pourquoi il est difficile de s’identifier aux personnages ou même de s’y attacher.

Ce qui est toutefois accrochant dans le roman est la mise en place d’une société matriarcale, à l’image des abeilles encore une fois. Dans L’Isle aux abeilles noires, les femmes sont au premier plan et nous suivons de près le parcours de trois jeunes femmes, chacune issue des trois familles fondatrices. L’une d’entre elles se révèle «femme-ruche» à travers le récit étant donné ses similarités aux abeilles, voire à la reine. Ceci est particulièrement intéressant quand on conçoit que le péril des abeilles est un phénomène mondial dans la société d’aujourd’hui. Si les abeilles symbolisent la fragilité dans le monde moderne, elles demeurent essentielles à la vie sur terre puisqu’elles jouent un rôle crucial dans la pollinisation. Il est ainsi possible de dresser un parallèle entre les abeilles et les femmes dont le rôle est en constante évolution. Les femmes sont tout aussi vulnérables, tout aussi indispensables au maintien de la vie sur terre.

Les relations entre les personnages permettent d’aborder d’autres enjeux sociaux contemporains tels que le suicide, la folie, l’inceste, la violence ou l’adultère. Quelques scènes évocatrices ne sont pas pour les cœurs sensibles et peuvent faire douter de l’humanité de certains personnages par moment. Au contraire, l’amitié, l’amour, la création, la famille et l’accomplissement de soi en sont d’autres, plus chaleureux. Les thèmes abordés au cours du récit, bien que très contrastés, culminent tous vers un point commun : la vulnérabilité de l’être humain. Rien n’est parfait. Tout est fragile. Tout est éphémère. Nous nous trouvons toujours au bord du précipice entre ombre et lumière. Cette philosophie fascinante ne semble pas vouloir nous inciter à trouver un équilibre entre les deux, mais bien à nous servir du négatif pour nourrir le positif. Si l’idée d’utiliser toutes nos expériences, surtout pour créer une nouvelle forme d’art, est inspirante, la lecture de ces passages éprouvants, voire déroutants, produit une ambiance tendue et parfois désagréable qui n’incite pas toujours à poursuivre la lecture du roman.

Un secret bien gardé

Alors que la première génération de personnages s’exile sur cette île mystérieuse, la dernière en est évacuée. L’Isle aux abeilles noires présente donc un parcours complet, de l’arrivée au départ. À travers l’histoire se dessine une quête initiatique, qui passe par le voyage, pour parvenir à une transformation profonde. La fin du récit marque le renouveau, mais demeure très vague et peu satisfaisante. Nous ignorons ce qui est advenu de la majorité des personnages avec seulement quelques pistes pour nous guider. Les secrets qui nous sont confiés ne sont pas pour autant dévoilés, le roman préférant garder le silence qui vise peut-être plus à masquer la douleur et à protéger l’innocence qu’à taire la vérité…

L’Isle aux abeilles noires est un roman insaisissable où toutes les voix s’entremêlent pour créer un bourdonnement qui, ultimement, nous situe entre création et destruction.

À propos…

Julie Gareau est une fière franco-ontarienne, originaire d’Ottawa. Passionnée par la littérature depuis un très jeune âge, elle termine présentement une maîtrise en lettres françaises à l’Université d’Ottawa où elle travaille également dans le secteur des communications. Sa thèse s’intéresse plus particulièrement aux mythes et à l’initiation dans le premier roman d’Andrée Christensen

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