La question de l’insécurité linguistique chez les Acadiens a refait surface dernièrement dans les médias et les réseaux sociaux. Le débat n’est pas nouveau. Il reviendra toujours. Cette fois, il a été déclenché par des remarques émises par Roxann Guérette, ancienne présidente de la FÉÉCUM, sur sa page Facebook. Fraichement installée à Marseille et entourée de Français, elle exprimait un sentiment de honte par rapport à sa langue. Les réactions ont été nombreuses, vives et diversifiées. Ce n’est pas mon but d’y revenir en détail. Cependant, je trouve que les voix d’autres Acadiens vivant en France manquent à l’échange. L’insécurité linguistique et la honte persistent-elles dans leur quotidien? Dans quelle mesure les Acadiens vivant en France ont-ils choisi d’adapter leur façon de parler ou de ne pas le faire afin de valoir leur identité culturelle? Sans doute les réponses varient beaucoup d’une personne à l’autre (ou même d’une journée à l’autre, car je sais que Roxann, malgré son élan de questionnements la semaine dernière, s’intègre très bien en France). Je me limiterai donc à parler, par le moyen de quelques anecdotes et réflexions personnelles, de ma propre expérience d’intégration en France.
Je me suis installé à Marseille en octobre 2014. Le lendemain de mon arrivée, mon nouveau coloc me pressait à descendre pour qu’il puisse me faire faire ma première ballade dans ma ville adoptive. Je lui ai répondu que j’enfilais vite «mes bas et mes culottes» et que j’arrivais de suite. Il a d’abord cru que j’avais un humour un peu tordu; en France, les mots que je venais d’employer désignent des sous-vêtements féminins souvent coquets et séducteurs (ce qu’on appelle, nous, les «panties» et les «pantyhose»). Alors que nous terminions de démêler notre quiproquo, il n’a pas négligé de me faire remarquer que «panties» et «pantyhose» sont des mots anglais. Je lui ai avoué qu’en Acadie on utilise beaucoup de mots anglais pour désigner des objets modernes. Sur le coup, j’ai probablement eu un peu honte… Pourtant, dans les jours à venir, j’allais remarquer que le chandail des Français se nomme «pull» (ça rime avec «pullule» – quelle horreur!) et que leur capuchon se nomme «sweat» (orthographié comme le mot anglais pour «sueur», mais prononcé comme le mot anglais pour «sucré»). En effet, en ce qui concerne la tenue vestimentaire, notre lexique partage peu de choses avec celui des Français. Il en va de même pour beaucoup d’aliments et d’objets de cuisine. Au premier abord, le vocabulaire peut sembler bien plus diversifié en France, ce pays où certains verres sont appelés «flûte», «chope» ou «coupe».
Tout ceci peut être assez déstabilisant au début, surtout quand on se dit que toute cette différence concerne des locuteurs de la «même langue». Quand on passe un certain temps dans un pays qui ne parle pas le français (ni l’anglais), on ne s’étonne pas de constater que les choses portent des noms différents. On s’y attend: ce n’est pas la même langue! C’était le cas quand je vivais en Italie, puis au Brésil. Les différences dans la langue étaient anticipées. C’était plutôt les ressemblances qui surprenaient! En contraste, ce qui peut déstabiliser les Acadiens lorsqu’ils arrivent en France (ou ailleurs dans la francophonie), c’est de retrouver l’altérité dans sa propre langue. Certes, cette altérité est souvent familière aux Acadiens, mais elle concerne aussi souvent des détails inattendus qui peuvent déclencher plusieurs sortes réflexions, dont celles que Mme Guérette exprimait récemment.
Ajoutons à ceci le fait que, du point de vue de l’influence mondiale et de l’institutionnalisation, le français tel qu’on le parle en Acadie ne jouit pas du tout de la même légitimité (et donc du même pouvoir) que le français qu’on entend dans les médias français. Le monde entier connait la France… mais l’Acadie? Les Français eux-mêmes connaissent assez mal leur première colonie d’Amérique. Je constate depuis mon arrivée en France que quelques Français ont un vague souvenir d’avoir entendu notre histoire dans le texte d’une chanson de Michel Fugain (chanson qui, il faut le souligner, confond gravement les faits historiques concernant l’Acadie, le Canada, le Québec et la Louisiane). Mais pour plusieurs autres, le mot «Acadie» reste quelque chose de très vague, voire d’inconnu… on m’appelle assez souvent «l’Arcadien».
Il est donc facile pour les Acadiens de se sentir tout petits en France, culturellement invisibles et linguistiquement impuissants. Issus d’une ancienne colonie qui n’est aux Français qu’un souvenir lointain et confus – les Acadiens peuvent difficilement envisager arriver chez eux et leur imposer leur façon de parler (elle-même lointaine et confuse à leurs oreilles). J’ai d’abord essayé de corriger les Français et de reconvertir toute la France à redire «chandail». J’ai dû abandonner. Cette année, sans doute à cause d’un élan momentané de résignation, je me suis enfin entendu dire «pull» (quelle horreur!). Car malgré la sympathie et la curiosité que les Français manifestent à l’égard des francophones d’ailleurs, ils ne remettraient jamais en question l’idée acceptée que c’est leur façon de dire les choses, et non celle d’un Québécois ou d’un Malien par exemple, qui est la «bonne». En français, pensent-ils, on dit «pull», pas «chandail». Ce sont eux, les Français, qui ont l’Académie française, et pas nous! Avec ses 40 membres, presque tous des vieux hommes blancs dont un seul n’est pas français (Dany Laferrière, auteur québécois-haïtien, est aussi son seul membre noir), l’Académie «définit» et «fixe l’usage» de la langue française, langue dont plus des trois quarts des locuteurs recensés par l’Organisation internationale de la Francophonie ne sont pas Français. La majorité africaine des francophones n’est pas représentée. (On peut d’ailleurs facilement formuler la thèse selon laquelle l’Académie française est une institution colonialiste, bien que son mandat ne le soit pas explicitement). Un mot en vogue à Paris depuis une décennie seulement intègre donc plus facilement les ouvrages de référence principaux qu’un mot employé par les Acadiens depuis des siècles (et qui était peut-être même parlé par leurs ancêtres Français avant même la fondation de l’Académie française).
Malgré cette hégémonie institutionnelle, l’usage en Acadie (ou ailleurs dans la francophonie, voire même dans les différentes régions de la France) est souvent tout simplement différent. Ainsi, parfois, quand un Français me corrige, au lieu de m’avouer vaincu, j’assume mon choix de mots et m’en sert pour alimenter une réflexion.
Ainsi, je pense beaucoup à la variété phonétique du français acadien, richesse qui n’est pas sans valeur du point de vue de l’étymologie. On distingue les accents graves des accents aigus, on différentie clairement le «in» et le «un», on a des voyelles longues et courtes. À cause de ceci, on entend mieux chez nous les racines et l’évolution de plusieurs mots. La morphologie distincte de certains mots tels qu’on s’en sert en Acadie porte aussi des belles traces de leurs racines latines. Je pense notamment au «d» dans notre conditionnel du verbe «pouvoir» et aux terminaisons en «-ont» des verbes à la troisième personne du pluriel. Ainsi un portugais ou un italien comprendra mieux «ils poudriont» que «ils pourraient».
Je repêche aussi presque quotidiennement des petites différences au niveau du vocabulaire, écarts qui, je le constate de plus en plus, sont loin de faire du français acadien une plateforme moins riche. Les Français emploient certes plusieurs mots différents («carreau», «ardoise», «tomette») pour désigner des choses qui, en Acadie, se nomment toutes «tuile». Mais les Français, eux, se servent du mot «serviette» pour désigner des objets qui, en Acadie, portent plusieurs noms différents («débarbouillette», «linge», «napkin», «guenille»). Les arguments historiques sont souvent en notre faveur quand il s’agit de vérifier l’authenticité étymologique des expressions modernes. Mais, même si on peut faire comprendre aux Français que «déjeuner» veut dire «briser le jeûne» et que ça doit forcément être le premier repas du jour, on ne pourra pas les convaincre d’utiliser ce mot pour désigner un repas autre que celui du midi. À cause des révolutions dans la mode, les Français ont perdu leur «chandail» et ont échangé leur vieille «culotte» pour une nouvelle, plus séduisante. Enfin, c’est l’usage qui, plus que tout, donne l’inertie à une langue.
Mon approche au français depuis mon arrivée à Marseille a été d’abord de faire les changements nécessaires pour me faire bien comprendre, surtout lors de premières rencontres. Puis, selon la situation, je fais des ajustements afin de me faire plus ou moins discret dans mon paysage linguistique d’accueil, d’accentuer ou de diminuer mon altérité. Je dis désormais souvent «smartphone» et «Redbull» avec un accent français. J’ai d’ailleurs un genre d’accent hybride. Mais, en Acadie et avec mes amis Marseillais les plus intimes, je permets à mon accent de reprendre ses couleurs acadiennes et tout le registre d’expression qui l’accompagne et qui m’est cher.
À propos…
André Bourgeois est un Acadien vivant actuellement à Marseille. Musicien, polyglotte et grand voyageur, il détient une maîtrise en musique, un doctorat en communications et un doctorat en sciences du langage.
A reblogué ceci sur Acerbity [əˈsɜːbɪtɪ].
C’est drôle, j’aurais cru que l’accent et les expressions marseillaises vous auraient plus marquées que de simples différences de mots…
Avouez qu’il y en a de vraiment truculentes où le provençal est très présent…