Leblanc, Dano, Acadieman comics # quat : S’échapper de Dieppe, s. l., s. éd., 2017.
Après une pause de près de huit ans, Acadieman, le «first superhero acadien (sort of)», reprend du service… pour venir en aide à une famille anglophone. C’est la trame narrative de ce quatrième opus de bande dessinée, médium auquel Dano Leblanc revient après avoir exploré d’autres formes d’expression, dont le dessin animé. Avec S’échapper de Dieppe, l’auteur revient également à la forme narrative (le troisième numéro d’Acadieman étant plutôt une «anthologie» de strips parus originalement dans différentes revues acadiennes), délaissant ainsi la réflexion existentielle et le commentaire social au profit d’une (més)aventure en règle.
Dénonciation à la fois de l’anglicisation de Moncton et de la nordisation et québécisation de Dieppe, l’album s’ouvre avec une présentation du Sud-Est du Nouveau-Brunswick à la manière du village d’Astérix. Entourées de Memramcook, Shédiac et Hillsborough (qui font office de camps retranchés romains), Dieppe et Moncton se retrouvent confrontées à l’«invasion des gens du Nord». Or, à la différence du village gaulois – imperméable à la présence étrangère –, la résistance s’est déplacée, ici, au cœur de la municipalité acadienne : «L’année est 2017. Dieppe est complètement occupée par du monde du Nord. Connu maintenant comme “Petit Québec”. Oùelle, y’a encore des Chiacs là, as long as les Tom Hurtins restent ouverts.»
Cette «occupation» se révèle d’ailleurs aussi problématique pour les Chiacs du Sud-Est que pour les anglophones de Moncton, qui se trouvent ainsi au cœur d’un «cauchemar francophobique». En effet, après s’être égarée dans le brouillard de Moncton, une famille anglophone aboutit accidentellement à Dieppe. Victime d’une panne de voiture et d’une crise d’insécurité linguistique aiguë, ces «sujets du Lt. Col. Monckton» pourront toutefois compter sur l’aide d’Acadieman pour s’enfuir de Dieppe. Ironiquement, en venant en aide à ces «Anglais», Acadieman accomplit peut-être sa première véritable mission de superhéros (car en plus de n’avoir aucun pouvoir ni aucun ennemi, Acadieman se plaint continuellement «qu’il n’y a[it] pas grand-chose à faire pour un superhero en Acadie»).
Afin de permettre aux anglophones de quitter Dieppe en toute sécurité, Acadieman demande à ses comparses Coquille et Johnny Dieppe de les «disguiser en francophones». La petite famille prendra alors l’apparence d’Astérix, de Tintin et de Barbapapa. Des choix révélateurs dans la mesure où ces trois figures de la littérature dessinée incarnent ici le véritable «visage» de la francophonie (notons d’ailleurs que, dans le cadre de leur métamorphose, les anglophones auront les traits du visage effacés à l’aide de feutres magiques!). De même, si ces choix de personnages décèlent une vision clichée et exclusivement étrangère de la culture francophone (France, Belgique), ceux-ci renvoient également aux principales influences de l’auteur en matière de bande dessinée. Références assumées dès l’avant-propos du premier numéro d’Acadieman[1], Tintin et Astérix sont cités à quelques reprises dans l’œuvre de Leblanc, que ce soit avec l’évocation du village gaulois en introduction du numéro 4, ou encore avec l’hommage graphique à Coke en stock en couverture du numéro 3. Ces icônes du neuvième art franco-belge demeurent également les principaux contrepoids à la culture des comic books anglo-américains et à l’univers des superhéros de Marvel et DC (autre source d’influence dont se réclame l’auteur[2]).
Cet aspect intertextuel/intericonique permet également à Leblanc d’aborder la sempiternelle question identitaire sur un mode humoristique, voire satirique. En effet, si l’emploi détourné du village gaulois donne le ton au récit, l’auteur se fait tout aussi grinçant lorsque vient le temps de dépeindre les angoisses (imaginaires) de la famille anglophone. Or, alors que cette problématique centrale est présentée de manière lourde et parfois simpliste, d’autres enjeux auraient mérité qu’on s’y attarde davantage. C’est notamment le cas de la réduction de l’espace chiac et de l’influence dominante de la culture québécoise au détriment de la culture acadienne locale. Heureusement, la présence d’un sous-texte (ou plutôt d’une sous-image) vient ici enrichir la trame narrative et proposer de nouvelles interprétations.
Au niveau graphique, Dano Leblanc reprend son style minimaliste, abandonnant ainsi le trait hachuré et convulsif qu’il nous avait été permis d’apercevoir dans les dernières pages du volume précédent («Extraits du sketchbook de Dano Leblanc»). Cette maturité graphique – qui rappelle parfois certains courants de BD underground – n’a malheureusement pas été mise à profit dans ce nouvel ouvrage.Bref, avec S’échapper de Dieppe, le lecteur d’Acadieman se trouvera en terrain connu, tant au niveau de l’univers graphique que des thématiques abordées. Or, s’il est convenu que l’on ne change pas une formule gagnante, l’auteur aurait pu faire preuve d’un peu plus d’audace. Espérons donc que ses prochains ouvrages lui permettront de renouer avec les éléments les plus probants de son œuvre : ses commentaires sociaux pointus, de même que son emploi vertigineux du dessin.
[1] «Mes premiers souvenirs de bandes dessinées sont à la fois anglais et français (makes sense), non? En français, à l’école primaire Amirault, je m’assoyais impatiemment en attendant mon tour pour choisir un livre des étagères de notre petite bibliothèque. Si j’étais chanceux, l’enseignante choisissait mon groupe en premier. L’adrénaline me pompait le corps et je n’avais qu’une chose en tête : m’assurer que je me rendais à l’étagère en premier pour happer la meilleure bande dessinée. En 1975 ou en 1976, les bandes dessinées les mieux connues étaient évidemment Tintin et Astérix. Si tu étais à feux doux, tu n’avais pas le meilleur choix et tu te retrouvais avec Spirou ou bien Achilles (CAH!).», Acadieman numéro 1, «avant-propos», s. p.
[2] «Du côté anglais des comics, je les lisais tous. Chaque samedi, mes parents m’amenaient au United Bookstore sur la rue Mountain qui était comme le paradis des comics. Des comics d’occasion bordaient les murs du magasin : DC, Marvel, Gold Key, Dell, etc. Je les aimais tous mais mes préférés étaient Marvel et EC en raison du sens d’humour.», Acadieman numéro 1, «avant-propos», s. p.
À propos…
Détentrice d’une maîtrise en lettres françaises de l’Université d’Ottawa, Marianne St-Jacques est rédactrice pour ActuaBD.com, premier site web francophone d’information sur la bande dessinée, depuis 2008. Membre de l’Association des critiques et journalistes de bande dessinée (ACBD), celle-ci s’intéresse principalement à la bande dessinée québécoise et canadienne. Originaire d’Ottawa, Marianne a également travaillé comme chroniqueuse et journaliste à la radio francophone.
Au canada il ya beaucoup de cultures, mais il ya une qui a historiquement oppresse tout les autre.
Merci Marianne…passionnante ton analyse sur le texte de Dano LeBlanc….merci infiniment…Merci aussi à Dano pour nous inclure dans son imaginaire.
Bonjour Benoit,
Je suis heureuse que cet article vous ait plu. Ce fut un plaisir pour moi de plonger dans l’univers d’Acadieman! Je suis toujours inspirée par les différentes formes que peuvent prendre la BD, que ce soit en Acadie, au Québec, en Ontario français, au Canada anglais, aux ÉU, en Europe francophone ou même en Asie, et j’espère avoir la chance d’analyser d’autres propositions émanant de l’Acadie et de la francophonie canadienne.