Écouter…pour critiquer. Radio-Canada et la francophonie canadienne – Joseph Yvon Thériault

Je reviens d’un séjour de quelques mois en Acadie. Il y a longtemps que je n’avais pas vécu une si longue période en francophonie minoritaire, une cinquantaine d’années. J’ai certes travaillé à Ottawa et vécu en Outaouais, mais il s’agissait là d’une réalité frontalière, le Québec y est omniprésent.

Comme je suis un auditeur inconditionnel de Radio-Canada, j’en ai profité pour écouter la version acadienne, «régionale» comme on dit. Tel ne fut pas ma surprise d’y trouver un nombre d’émissions produites en Acadie et de qualité. À la radio, les créneaux du matin et de la fin d’après-midi, les heures de grandes écoutes sont des productions régionales. Les bulletins de nouvelles ont une composante régionale. À la télévision, un journal télévisé d’une heure chaque jour, suivi d’une émission culturelle. Je passe par-dessus les interventions régionales sur RDI, ARTV, etc.

Quelle différence, me suis-je dit, avec l’époque de ma jeunesse et de mes études en Acadie! Il y avait, au milieu des années 1970, un slogan qui disait quelque chose comme «Radio-Canada, vingt ans d’absence dans le nord-est». C’est par le biais d’un poste de télévision gaspésien, CHAU-TV, et d’une radio gaspésienne, CHNC New Carlisle, que les Acadiens du nord du Nouveau-Brunswick avaient accès, à l’époque, à une production radio-canadienne. On y voyait et entendait plus la voix d’un Bona Arsenault, député de Bonaventure, que celle des députés néo-brunswickois. Quoique la production locale, gaspésienne, était rarissime. Ces postes étaient, avant tout, des relais.

«Je n’écoute plus Radio-Canada»

Quelle différence surtout avec la critique du réseau de Radio-Canada qui circule sur le web et que j’entends depuis des années des milieux francophones minoritaires! L’anti Radio-Canada est devenue presque un élément de la culture minoritaire. «Radio-Canada ne nous reflète pas». «On ne s’y voit pas et on ne s’y entend pas» (il est vrai que la volonté d’entendre l’accent acadien a été quelque peu éclipsée par les accents de la diversité, plus présents, je pense, sur le réseau acadien que sur le réseau montréalais). «Ce sont des émissions québécocentristes». «Le Canada et ses provinces sont sous-représentés». «Je n’écoute plus Radio-Canada».

Cette critique s’étend particulièrement à production nationale de Radio-Canada diffusée sur l’ensemble du réseau canadien. Tout est dit ici comme-ci les Édith Butler, Daniel Lavoie, Damien Robitaille, Lisa Leblanc, Katrine Levac avaient perdu leur mémoire franco-minoritaire en raison de leur popularité sur le réseau national. En information, d’Henri Bergeron à Marie-Claude Denis, en passant par Michel Cormier et Achille Michaud, des voix francophones se sont pourtant fait entendre, tout comme la présence continue de chroniqueuses hors Québec à de grandes émissions d’information radiophoniques (Chantal Hébert, Geneviève Tellier, Stéphanie Chouinard, elle est partout). Sans oublier l’effort important de RDI dans la diffusion d’une information régionalisée.

Personnellement, j’écoute Radio-Canada, du Québec, depuis nombre d’années et j’en puise une information (peut-être incomplète) de la réalité culturelle et sociopolitique des francophonies canadiennes. Des téléromans produits hors Québec en français apparaissent ces dernières années à l’écran et nous font découvrir, parfois avec excès, les particularités et les accents régionaux.

La critique des associations

Dans son mémoire présenté au CRTC (2019) pour le renouvellement de la licence de Radio-Canada, la Fédération des communautés francophones et acadiennes (FCFA) reprend ces critiques[1]. Elle insiste peu sur la présence régionale de Radio-Canada, soulignant timidement que le réseau y joue là un rôle essentiel. Elle insiste particulièrement sur le caractère québécocentriste des informations nationales et la production québécoise, pour ne pas dire montréalaise, des émissions pour la télévision nationale.

La FCFA propose, notamment, la création d’un deuxième centre de production situé hors Québec en lui confiant «la production de 33% de ses émissions et contenus nationaux de langue française, y compris au niveau des nouvelles». Elle propose aussi un quota de 15% de contenus de l’information (en moyenne sur une semaine) provenant des provinces et territoires autres que le Québec. Le renouvellement de la licence de Radio-Canada devrait être soumis à ce changement de culture. Le «reflet» de la réalité que doit viser Radio-Canada est plus que celui de la francophonie, c’est aussi celui du Canada dans son entièreté.

Le mémoire présenté par la Société Nationale de l’Acadie (SNA)[2] à ces mêmes audiences est plus éloquent sur le rôle vital que joue Radio-Canada en Acadie. On y retrouve néanmoins la même critique du caractère québécocentriste des productions nationales de Radio-Canada et l’obligation de productions plus régionalisées. On voudrait entendre plus d’accents représentatifs des régions francophones du pays. Enfin, on souligne même que la critique du montréalocentriste de Radio-Canada est entendue dans l’Acadie des provinces atlantiques, en regard cette fois de Moncton. Même l’Acadie du nord du Nouveau-Brunswick se plaint que la télévision provenant de Moncton ne reflète pas sa réalité.

Malgré la présence de Radio-Canada en région qui est significative et la présence des francophonies minoritaires au national qui n’est pas insignifiante, comme on l’a dit, la critique du caractère québécocentriste des émissions se tient. Il faudrait plutôt dire montréalocentriste, car les régions québécoises sont souvent moins présentes sur le réseau national que l’Acadie par exemple.

Voici quelques exemples, parfois anecdotiques, mais qui soulignent un manque de sensibilités. Le tutoiement fréquemment utilisé pour rappeler que l’on se connaît, on habite tous Outremont et Le Plateau. C’est un signe de proximité qui a un effet d’éloignement en région. L’insistance à acheter du homard gaspésien et non acadien pourtant pêché dans les mêmes eaux choque. La soirée des élections qui discute peu des résultats hors Québec même si les résultats des Provinces maritimes sortent une heure plus tôt que ceux du Québec. Les nouvelles nationales (c’est-à-dire québécoises) ont effectivement prédominance sur les nouvelles (fédérales) à Radio-Canada. Et parfois, simplement l’absence de référence à la réalité des francophonies minoritaires alors que l’occasion s’y prêterait. Ne serait-ce que de rendre visibles les régions où la présence française est significative lors des bulletins de météo (le nord du Nouveau-Brunswick par exemple).

Une plus grande sensibilité à la réalité de la francophonie pan canadienne de la part des Radio-canadiens montréalais (comme de tous les Québécois d’ailleurs) est chose souhaitable. Faut-il, pour autant, changer la culture radio-canadienne et en faire le pendant francophone du réseau CBC? D’autant plus que si les francophonies minoritaires sont insatisfaites de Radio-Canada, elles sont complètement absentes (voire invisibles) du réseau anglais. Essayer…pour voir.

Quand Radio-Canada n’est pas CBC

Deux éléments me semblent absents des réflexions précédentes.

Le premier élément est démographique. La FCFA estime à 2,7 millions le nombre de francophones hors Québec sur un total de 10 millions de francophones au Canada, soit 27% des francophones canadiens qui n’habiteraient pas le Québec. C’est à partir de ce nombre, je suppose, qu’elle revendique une production radiophonique francophone située hors Québec d’environ 30%. Ce chiffre est trompeur. Il s’agit du nombre de locuteurs du français au Canada qui parlent français, parce qu’il s’agit de leur langue première ou de l’une de leurs langues secondes. Au plus, il s’agirait d’un potentiel d’auditeurs. Mais, il est de notoriété que les anglophones bilingues ne participent pas aux activités culturelles des minorités francophones. On serait donc surpris que ce soit eux les minces auditeurs de Radio-Canada hors Québec.

En fait, la francophonie canadienne est plutôt de l’ordre du million d’individus ayant le français comme première langue apprise et toujours comprise. Ce chiffre descend à moins de 600 000 lorsqu’on regarde la langue d’usage, celle qui ets habituellement parlée. C’est là où se trouve le bassin essentiel des auditeurs des médias francophones. On est plutôt dans l’ordre de 7 à 8% d’auditeurs potentiels pour le réseau de langue française. C’est dire que la cible des auditeurs potentiels de Radio-Canada réside à 92% au Québec. Pour CBC, environ 45% de son auditoire potentiel se trouve en Ontario et, par conséquent, 55% hors Ontario. Voilà une donnée qui compte dans la programmation.

Mais, encore là, il s’agit d’un auditoire potentiel. «Je n’écoute plus Radio-Canada», entend-on dire dans les milieux francophones hors Québec. Les cotes d’écoute de la radio et de la télévision radio-canadienne hors Québec sont un secret bien gardé. Un éléphant dans la pièce. On ne les trouve pas dans les documents des associations francophones ni sur les sites de Radio-Canada et du CRTC. Il n’y a pas d’articles savants qui en rendent compte. Lors de ma petite recherche pour produire ce texte, je me suis fait plutôt dire : «On ne dévoile pas ses parts de marchés» (surtout si elles sont faméliques), «les sondages Numeris n’ont pas une représentativité suffisante pour capter l’écoute des minorités», l’auditoire «est trop faible et dispersé pour être capté». J’ai compris, pas besoin de passer par la Loi sur l’accès à l’information. Le public n’y est pas. «Je n’écoute plus Radio-Canada» serait-il devenu vrai? Écouter…pour critiquer.

Tout cela pour dire que le public de Radio-Canada français hors Québec devrait osciller autour de 5% de son auditoire total. Seules la radio et la télévision acadiennes du Nouveau-Brunswick sembleraient (ailleurs, «c’est honteux» me disait un ex-journaliste radio-canadien) avoir des parts de marché qui se rapprochent et, même pour le Téléjournal, dépasseraient celles du Québec français envers Radio-Canada.

Cela ne veut pas dire que le réseau de Radio-Canada ne joue pas un rôle essentiel dans la francophonie minoritaire. Si la rumeur (et le web) conteste Radio-Canada, les sondages, même dans la francophonie minoritaire, donnent une opinion favorable au «reflet» que ses émissions projettent[3]. Le réseau est souvent le seul médium francophone. Il alimente la population et ses leaders de nouvelle locale sur la francophonie. Il permet, plus timidement, une production francophone.

Les institutions culturelles ne sont pas que des reflets, mais aussi des yeux sur le monde. Radio-Canada branche les francophones minoritaires au foyer culturel de la francophonie qu’est le Québec et à la capitale culturelle de la francophonie nord-américaine qu’est Montréal. Il faut une certaine densité de population pour produire une culture médiatique de grande qualité, ce que la démographie francophone hors Québec ne permet pas toujours. On ne peut reproduire dix petites Radio-Canada sans perdre une certaine grandeur.

La faiblesse d’un public francophone hors Québec rend d’autant plus importante la nécessité, pour la production tant culturelle qu’intellectuelle des minoritaires francophones, de s’arrimer un public québécois. Cela veut dire qu’une prise en compte de l’enjeu démographique est essentielle. Il n’y a pas correspondance ici entre Radio-Canada et CBC.

Le deuxième élément est institutionnel. Peu importe, diront certains, le mandat de CBC/Radio-Canada, est le même : refléter la réalité canadienne dans sa diversité. Encore faut-il s’entendre de quelle diversité on parle?

Radio-Canada est un fleuron de la dualité nationale. L’institution s’est déployée au mitan du siècle dernier en même temps que l’idée des deux nations comme celle de la dualité linguistique se frayaient politiquement un chemin. Voilà, pourrait-on dire, son intention première. Certes, la diversité s’est pluralisée depuis cette époque. La question autochtone s’est imposée, et de multiples diversités revendiquent leur place dans l’espace public. Une diversité ne doit pas chasser l’autre, il faut gérer leur coexistence, comme pour le réseau télévisuel autochtone (APTN/RTPA). Le Québec et les francophonies minoritaires n’ont aucun intérêt à évacuer la diversité linguistico-nationale comme l’ADN de Radio-Canada.

Les deux réseaux, CBC et Radio-Canada, ont évolué différemment au cours des ans à la manière des «deux solitudes».

CBC a proportionnellement des auditoires moindres, en compétition avec de multiples autres médias, dont les médias américains. Il se définit plus comme un service public (c’est-à-dire un pendant des médias commerciaux) et à l’image du Canada anglais qui tend à camoufler sa réalité anglo-américaine sous le couvert des diversités multiples.

Radio-Canada, particulièrement la télévision, s’est imposée comme le plus grand diffuseur dans l’espace public francophone. Plus qu’un service public, il s’agit d’une institution populaire qui a façonné la culture québécoise depuis les années 1960. Cela est certes ironique, c’est une institution canadienne qui a consolidé le passage d’une culture canadienne-française à une culture Québécoise (en chanson, en téléroman, en cinéma, et même en information). N’oublions pas, d’ailleurs, que René Lévesque a travaillé à Radio-Canada avant de fonder le Parti québécois.    

En devenant plus québécoise, Radio-Canada n’a fait que suivre le cheminement de la nation française d’Amérique qui, depuis les États généraux du Canada français (1966-1969), voit le Québec français s’affirmer comme entité politique autonome et comme identité singulière. Comme on le disait à l’époque des accords constitutionnels, société distincte, mais foyer d’une francophonie pancanadienne.

En raison de son caractère distinct, notamment son fait minoritaire en Amérique du Nord, la société québécoise s’est distanciée de la culture du multiculturalisme canadien et de l’idéologie diversitaire nord-américaine. La diversité francophone est le chapeau visible d’intégration des multiples autres diversités. Radio-Canada suit cette trace, même si plusieurs lui reprochent (pas uniquement hors Québec) de ne pas être assez canadienne, voire pas assez comme CBC.

Radio-Canada n’est pas CBC, elle reflète une autre diversité que lui imposent la démographie de la nation française d’Amérique et le rôle particulier qui y joue le Québec comme société distincte et comme société francophone minoritaire en Amérique du Nord. Les francophonies canadiennes ne peuvent se dissocier de cette mouvance historique à moins de se dissocier de la nation française d’Amérique et d’opter pour une canadianisation (voire une ethnicisation) de leur identité. L’arrimage avec la culture québécoise de Radio-Canada est donc une nécessité. Ce n’est pas une culture étrangère, car on est dans une même ère culturelle.

Un partenariat à renouveler

Il faut écouter Radio-Canada avant de la critiquer. Mais aussi il faut prendre en considération la nature démographique de la francophonie québécoise et canadienne ainsi que le caractère distinct de la société québécoise. Radio-Canada ne peut devenir une CBC francophone sans rompre avec son public.

Au lieu d’insister comme un mantra sur le caractère québécocentriste de Radio-Canada, ne pourrait-on plutôt envisager une autonomie plus grande de Radio-Canada envers la dualité linguistico-nationale (la nation française d’Amérique). Une sorte d’autorité (j’allais presque dire une autorité canadienne-française, mais, disons francophone pour ne pas réveiller de vieux souvenirs), sur Radio-Canada. Une autorité où certes les francophones québécois seraient majoritaires, mais ou les francophonies canadiennes ne seraient pas uniquement consultées, mais siégeraient à la table des décideurs.

Après tout, il reste encore quelques années où les francophonies minoritaires canadiennes et le Québec français sont appelés à vivre ensemble sous une même juridiction politique et sous une même institution de radio et télévision publique.


[1] Mémoire de la Fédération des communautés francophones et acadienne (FCFA) du Canada sur le renouvellement des licences de CBC/Radio-Canada. Présenté au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes en réponse à l’avis de consultation de radiodiffusion. CRTC 2019-379.

[2] Donner à l’Acadie la place qui lui revient. Mémoire de la Société Nationale de l’Acadie déposé au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes dans le cadre du renouvellement des licences de la Société CBC/Radio-Canada (Avis de consultation de radiodiffusion CRTC 2019-379).

[3] Sondage de perception sur le mandat et la vision : printemps 2023. Perceptions des francophones envers Radio-Canada. Conditions de licence 70 et 7. https://site-cbc.radio-canada.ca/documents/impact-and-accountability/regulatory/crtc/2023/CRTC-CDL-70-72-Automne-2022-Marche-francophone.pdf

À propos…

Joseph Yvon Thériault est professeur de sociologie à l’Université du Québec à Montréal.

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