St-Pierre, Christiane. Absente pour la journée, Moncton, Perce-Neige, coll. « Prose », 2015 [1989, aux Éditions d’Acadie], 175 p.
Absente pour la journée de Christiane St-Pierre, que les Éditions Perce-Neige viennent tout juste de rééditer, raconte l’histoire de tout un village qui vit au rythme de l’imagination de Mademoiselle Anita. La première page du roman sert à présenter le personnage : «Femme adulée et aimée par tout le village, Anita Leduc n’avait pourtant jamais pris l’avion de sa vie» (p. 12). Les innombrables récits de voyage qu’elle invente permettent néanmoins aux gens du village de rêver et de voyager partout à travers le monde : «avec elle, [ils participaient] à un grand jeu dont elle [fixait] elle-même les règles» (p. 71). Le lecteur aussi se prend au jeu, car en lisant, il a un peu l’impression d’être suspendu dans le temps, toujours entre deux rêves.
Le temps présent du récit se situe à la fin des années 1980 (époque contemporaine de la première édition du roman), dans un village qui n’est pas nommé. On y relate la vie de Mademoiselle Anita, arrivée au village à l’âge de quinze ans et rendue à l’aube de son soixante-dixième anniversaire. Au fil du roman, on apprend peu de choses sur elle, à part qu’elle a toujours vécu seule dans sa maison et qu’elle passait la plupart de son temps à lire et à se balader sur la plage. Bien qu’elle soit décrite comme vivant de façon complètement isolée dans sa jeunesse, on apprend qu’au fil du temps certaines personnes, ayant accepté d’entrer dans son jeu et de vivre au rythme de ses voyages imaginaires, ont réussi à se lier d’amitié avec elle.
Mademoiselle Anita ne fait pas qu’inventer des histoires pour tous les gens du village, c’est aussi elle qui, par ses paroles, donne espoir à ses amis. Parmi ceux-ci, il y a Geneviève, une artiste qui, après la mort de son conjoint, avait renoncé à la peinture. Toutefois, Mademoiselle Anita réussit à la convaincre de venir s’installer au village et de recommencer à peindre. C’est au moment où celle-ci termine une série de tableaux pour sa première exposition qu’a lieu le dénouement de l’histoire. À travers l’histoire d’Anita, on découvre ainsi des fragments de la vie des villageois qui l’ont côtoyée.
Le personnage qu’a créé Christiane St-Pierre soulève des questions qui reviennent constamment dans la société actuelle, notamment au sujet du féminisme et de l’acceptation des différences, ce qui fait que la «fille vieille» paraît définitivement en avance sur son temps à l’époque mise en scène par le roman. Mis à part son imagination débordante, Mademoiselle Anita est aussi caractérisée par son indépendance et sa force de caractère. Ces traits font d’elle un personnage unique et la différencient des autres habitants du village qui sont, quant à eux, plutôt représentés en fonctions de stéréotypes. On n’a qu’à penser à l’épicière, qui se fait un devoir de transmettre les commérages.
Ce petit roman d’environ 160 pages pourrait facilement en faire le double, car l’histoire de Mademoiselle Anita ouvre la porte à un grand nombre de possibilités ou de détails. Par contre, ces parties de l’histoire sont laissées à la discrétion de chaque lecteur. L’effet est efficace, puisque, comme le fait la protagoniste pour ses récits de voyage, le lecteur est appelé à utiliser son imagination pour reconstituer l’histoire d’Anita et sa jeunesse au village. Malgré les ellipses, le récit est assez facile à suivre et l’histoire linéaire est ponctuée de retours en arrière, notamment pour donner des indices sur la jeunesse d’Anita et le développement des relations entre elle et ceux qui sont devenus ses amis. La part de mystère et le fait qu’on n’entre pas en profondeur dans la psychologie des personnages sont peut-être ce qui fait que le roman est encore d’actualité aujourd’hui.
La crainte que le propos du roman soit daté est expliquée dans la préface de la nouvelle édition, sous forme d’une lettre qu’Anita adresse à l’auteure : «j’avais peur que tu me trouves changée, que tu penses que j’avais mal vieilli» (p. 7). En parlant de la génération de lecteurs actuelle, la protagoniste ajoute : «Ils ont le monde au bout de leurs doigts avec tous leurs gadgets électroniques. Qu’est-ce qu’une histoire comme la mienne peut leur apporter, eux qui évoluent dans un monde à la fois virtuel et humain?» (p. 8). Or il n’en est rien, car les thèmes principaux, ceux du rêve et du voyage, sont larges et concernent toutes les époques. De plus, comme le roman n’est pas ancré dans un lieu précis, il est facile, encore aujourd’hui d’adhérer au charme de ce petit village au bord de la mer pour entrer dans le grand jeu de Mademoiselle Anita.
À propos…
Magdalena Des Becquets a récemment terminé sa maîtrise en lettres françaises à l’Université d’Ottawa sur la réception critique du théâtre acadien et franco-ontarien. Elle est passionnée par tout ce qui touche la francophonie canadienne et le domaine des arts. Elle aime bien utiliser l’expression «poutine canadienne-française» pour expliquer ses origines québécoise, acadienne et franco-ontarienne.