Sébastien Lord-Émard revient sur l’exposition An Elsewhere Always Present / Un ailleurs toujours présent, de la commissaire Emily Falvey et réunissant les artistes visuels Alisa Arsenault, Maryse Arseneault, Rémi Belliveau et Herménégilde Chiasson, présentée à la Owens Art Gallery de l’université Mount Allison du 7 juin au 25 août 2019.
Lire la première partie : «La fibre textile».
La fibre textile, que j’ai proposée comme fil directeur reliant les œuvres de l’exposition An Elsewhere Always Present / Un ailleurs toujours présent, est une métaphore qui mène à d’autres rapprochements et comparaisons possibles, lesquels peuvent contribuer à l’interprétation des œuvres présentées. Prenons quelques instants pour en aborder deux, beaucoup trop succinctement : la mémoire, puis l’identité acadienne.
Élise Anne LaPlante, dans son essai qui accompagne l’exposition, lance d’emblée la spectatrice et le spectateur vers cette direction : « Les considérations de la mémoire me semblent transversales dans les œuvres rassemblées dans cette exposition. » Elle débute par les œuvres d’Herménégilde Chiasson, à propos desquelles le poète Gérald Leblanc avaient écrit ceci à l’époque de leur création en 1990 : « Je reçois ces dessins comme une mémoire ». Voyons voir comment cette idée semble s’incarner dans l’exposition chez les autres artistes présentés. La mémoire individuelle et la mémoire collective s’y juxtaposent et y déposent des signes, différents dans chaque démarche.
Chez Maryse Arseneault, par exemple, se rencontre « la mémoire des objets » (LaPlante). En effet, le propre d’un gant est de coller au plus près de la surface d’une main, d’en épouser et d’en conserver la forme, ce qui inscrit la mémoire dans sa structure, dans son principe même. Ces objets du quotidien, literie et gants, sont à la mémoire ce que sont les souvenirs : le corps imprime sa forme aux tissus. Ces derniers voilent (cachent) autant qu’ils dévoilent (révèlent) l’individu dans ce qu’il a de plus intime. Mais l’usure est inéluctable malgré les précautions que l’on prend, ce que le diptyque évoque aussi quand le spectateur est invité à mettre des gants blancs pour tourner les fragiles pages du livre d’artiste, ou quand Arseneault se filme en train de plier des draps, gestes empreints de précaution. La mémoire aussi, ultimement, s’use… L’attention qu’on porte aux objets, à leur préservation, souligne le caractère intime de ceux-ci. Même ce qui est sériel, comme un drap, se charge d’une valeur sentimentale par sa puissance d’évocation. Les différents éléments du diptyque se complètent ainsi pour former un réseau de symboles aux multiples significations.

Herménégilde Chiasson, Quatorze stations pour Oswald (détail), 1990, mine de plomb, pastel et bâtonnet à l’huile sur papier Vinci, Collection de la Galerie Owens, œuvre achetée avec l’aide de la Banque d’œuvres d’art du Conseil des arts du Canada et les Ami.e.s de la Galerie d’art Owens. Photo : Roger J. Smith.
Les œuvres d’Alisa Arsenault, quant à elles, font un usage différent du textile pour évoquer la mémoire. L’invisibilité des références (les tissus appartenaient à sa mère et les cadres à son grand-père, ce que l’œuvre ne révèle pas d’emblée au spectateur) permet à Arsenault de brouiller la frontière entre l’intime et l’impersonnel : ce qui se présente comme une composition relevant a priori des arts décoratifs, recèle l’intention secrète de parler d’hérédité ou d’héritage, comme un motif en filigrane. Passé et présent s’interpellent donc silencieusement par des matériaux de différentes époques, mais aussi par des techniques traditionnelles et contemporaines : le travail au crochet et les imprimés de tissus transférés sur papier se doublent de technologies numériques. Réagencés, les éléments mémoriels (pour l’artiste) se camouflent dans l’effet d’ensemble de l’œuvre déployée au mur. Une tension se fait jour entre références au passé (visibles ou invisibles) et démarche artistique actuelle, entre les délimitations du cadre (celui d’un tableau, mais aussi le mur de la galerie) et leur dépassement, leur débordement, leur profusion quasi vivante, incoercible.
Mémoire individuelle et mémoire collective se trouvent au carrefour des quatre artistes présentés dans l’exposition, leur appartenance à l’Acadie étant un fil d’Ariane invoqué explicitement par la commissaire, sans que ce soit nécessairement le sujet de leur travail. Mais de quelle Acadie est-il question? Correspond-elle à une réalité absolue, inchangée, ou est-elle plutôt la somme d’une infinité de différences d’interprétation? Pour paraphraser le concept existentialiste de Sartre, « l’acadienneté » serait-elle une identité déterminée par le regard (et les discours) de l’Autre, ou une « essence » (à la fois biologique et culturellement déterminée)? Est-ce que tout ce qui se rapporte à ces artistes, à leurs œuvres, est par définition « acadien »? Est-ce qu’on doit parler de l’Acadie dans ses œuvres pour être un artiste acadien?
La série de Belliveau sur les déclinaisons picturales d’Évangéline, telle qu’imaginée par un artiste britannique (T. Faed) en réponse au roman publié par un poète états-unien (Longfellow), nous parle un peu de la manière dont l’Autre s’est approprié la tragédie séminale de l’Acadie : la Déportation. Belliveau semble s’interroger sur l’impact de cette instrumentalisation et de cette commercialisation de l’identité acadienne par l’Autre. En retour, cette représentation venue d’ailleurs intègrera la culture acadienne, lui imposant une nouvelle référence obligée, superposée à l’évènement historique qui lui, se perd dans les brumes du passé. Le personnage d’Évangéline, créé de toute pièce, offre ainsi une puissance de réactualisation de l’évènement, mais aussi un symbole commercialisable à merci. Entre représentation ancienne et techniques actuelles, la mémoire collective est cristallisée dans un visage qui ne renvoie à rien de réel, à un pur mythe. Démultipliée, cette image imposée par le conquérant anglo-saxon est sans cesse la même, et pourtant sans cesse modifiée, transformée, différente. Ces mutations (génétiques) de l’œuvre originale, via ses versions colligées et exposées par Belliveau, pointent vers une mémoire individuelle qui tenterait de s’émanciper de la mémoire collective, mais sans succès, car sans cesse rattrapée par l’idée même de l’Évangéline sans laquelle ces portraits n’existeraient pas.

Maryse Arseneault, Enveloppe I (Folding Blankets), 2018, vidéo, 3:27, avec la permission de l’artiste.
Si on se tourne vers l’autre côté de la salle, les Quatorze stations pour Oswald d’Herménégilde Chiasson s’alignent les unes à côté des autres, comme les différents plan d’un film d’action. Le principe même d’un chemin de croix chrétien est de raconter une histoire en quatorze épisodes, et c’est déjà une bande dessinée ou un scénario. Mais il possède un caractère sacré (la crucifixion d’un dieu), ce qui entre en résonance avec la sacralité toute particulière en Occident autour de l’assassinat de J. F. Kennedy, jeune président sacrifié en public et quasiment en direct à la télévision. Cette époque, les années 60, coïncide avec un vent de changement et de rébellion qui souffle partout en Occident, y compris en Acadie, avec son épicentre aux États-Unis. Des jeunes de la génération de Chiasson voudront s’inscrire dans cette « américanité » contre-culturelle où société de consommation, littérature, politique et musique nouvelles se combinent dans un maelstrom de neuves possibilités esthétiques et existentielles. En nous parlant de cet évènement tragique, mais en prenant pour sujet l’assassin présumé du président, Chiasson fait œuvre de mémoire (collective), tout en réintroduisant sa propre interprétation (mémoire individuelle). Comme le philosophe qui affirmait que « rien de ce qui est humain ne m’est étranger », l’artiste s’affirme comme pleinement artiste et pleinement acadien en ne parlant pas d’identité acadienne, en s’émancipant de l’obligation de répéter les éléments folkloriques habituels. Ce qui est acadien, pour Chiasson, ce n’est pas la répétition du « même », telle que souhaitée par l’élite cléricale et bourgeoise conservatrice de son enfance, ce n’est pas le fait de s’enfermer dans un solipsisme identitaire : c’est seulement sa manière propre, son locus initial, géo-politico-historique et linguistique d’aborder un sujet, de réfléchir et de créer. Ce qui, au final, lui permet de s’inscrire dans un horizon de sens plus large et de se relier (religare, en latin, qui a aussi donné le mot « religion ») au reste du monde.
En visitant l’exposition, je me suis demandé ce que les différents artistes avaient en commun. Le fait d’avoir choisi des œuvres de trois jeunes artistes actuels pourrait laisser croire a priori que ce sont des émules, des étudiant.e.s, d’Herménégilde Chiasson, un peu comme les deux expositions Girouette et Girouette reprise (présentées à la Galerie d’art Louise-et-Reuben-Cohen en 2003 et en 2010) : les œuvres de trois étudiants étaient exposées avec celles de leur professeur Roméo Savoie. Mais c’est justement ce que l’exposition n’explicite pas. Je me doute bien que ce n’est pas le cas, même si Chiasson a eu un impact majeur sur sa génération et les suivantes. Quel est le lien entre les quatre artistes dans An Elsewhere Always Present / Un ailleurs toujours présent? Il y a un fil conducteur ou une explication qui manque, ou qui est demeurée invisible pour moi. On sent des lignes de tension se croiser dans la galerie, mais cette tension n’est pas adressée comme telle. Les quatre artistes ont l’Acadie en commun, mais ce dénominateur m’a semblé moins pertinent que circonstanciel, à la fois dans le choix des œuvres et par rapport au thème. Ce qui ne m’a pas privé du plaisir de circuler longuement dans la galerie, et d’apprécier les œuvres présentées.
J’ai l’impression que le contexte du Congrès mondial acadien était particulièrement bien choisi pour faire découvrir Alisa Arsenault, Maryse Arseneault, Rémi Belliveau et Herménégilde Chiasson à un public majoritairement anglophone, situé dans une des régions hôtesses du CMA soit le sud-est du Nouveau-Brunswick. Mais j’aurais souhaité qu’on en discute davantage, qu’on en entende davantage parler. J’espère ainsi engager la conversation.
À propos…
Sébastien Lord-Émard a étudié l’histoire et la philosophie. Passionné par les arts, passionnément acadien, il a publié sa poésie et des essais sur différentes plateformes, dont la revue Ancrages, et a parfois lu ses textes sur scène. Son travail comme chargé de projets et directeur littéraire aux éditions Bouton d’or Acadie, une maison d’édition franco-canadienne consacrée à la jeunesse, lui permet de concilier son amour de la littérature et des arts visuels en accompagnant la création d’autrui, pour les jeunes lecteurs d’ici et d’ailleurs.
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