Gauthier, Guy. La hantise du passé, Saint-Boniface, Éditions du Blé, 2017, 112 p.
Le titre de cette critique constitue une paraphrase du roman de Maurice Constantin-Weyer, Un homme se penche sur son passé, paru en 1928, et lauréat du prix Goncourt. Esthétique autant que thématique, cette paraphrase n’est pas anodine. Le roman propose un imaginaire des Prairies et de l’Arctique du point de vue exotique de l’écrivain français. Si le roman a été populaire à son époque, il n’est plus, à l’instar des autres œuvres de Constantin-Weyer, lu de nos jours. Il existe plus d’un parallèle entre les œuvres de l’auteur français et le dernier livre de Guy Gauthier, un recueil de poésie intitulé La hantise du passé, publié aux Éditions du Blé. Guy qui? Guy Gauthier, un écrivain qui aura 80 ans l’an prochain et que peu de lecteurs du milieu franco-canadien connaissent. Un Franco-Manitobain de naissance, ami de longue date de J.R. Léveillé, qui, étouffé dans le Saint-Boniface des années 1950 et 1960, s’installe à Broadway dès 1969 où plusieurs de ses pièces seront jouées.
La hantise du passé, accompagné d’une courte préface éclairante de J.R. Léveillé, fonctionne à l’inverse d’Un homme se penche sur son passé en ce sens que pour mieux parler de Winnipeg et de son enfance, le locuteur a dû s’exiler aux États-Unis. Comme il l’indique lui-même en fin de parcours, le locuteur se confond ici avec l’auteur : «…et c’est à l’étranger que j’ai découvert mon attachement à la terre natale, j’ai trouvé le Manitoba dans les rues grises et sombres de New York, j’ai trouvé la fraicheur de ses matins d’été, et la brulure de ses vents d’hiver.» (p. 106). Ainsi, le passé se lit sous le mode de la nostalgie du pays, de la mère, mais aussi dans la redécouverte de la langue maternelle. Cette nostalgie se trouve d’abord dans les Noëls de l’enfance, dans l’attente des cadeaux, toujours sous le joug de la religion catholique. Pourtant, est-ce parce que nous sommes dans les mots et les images de l’enfance que le langage poétique reste souvent au premier degré? On dirait en effet que Gauthier se risque à une poésie du quotidien sans posséder la même aisance qu’un Patrice Desbiens : «C’est la nuit du réveillon, / et un festin nous attend. Y’a des cretons, et d’la tête en fromage. / Y’a des tourtières chaudes et fumantes. / je raffole de la tourtière, / que j’arrose de sel / et de ketchup Heinz.» (p. 33) Même si trop de poèmes n’offrent pas une lecture poétique particulièrement stimulante, on trouve chez Gauthier trois leitmotivs qui rapprochent l’auteur de Desbiens et même de Gabrielle Roy.
L’enfance canadienne-française
Dans de nombreux poèmes du recueil, il est question des grands explorateurs canadiens-français étudiés dans l’enfance du poète. L’histoire du Canada, racontée par les religieux, a marqué Gauthier. Les titres des poèmes ne trompent pas : «L’Anse au Foulon», «Les Filles du Roi», «La Vérendrye» ou encore «D’Iberville». Le locuteur raconte l’Histoire comme s’il s’agissait d’un rêve dans lequel il serait partie prenante : «J’ai toujours aimé les films de guerre, / car je cherche à l’écran / ce qui manque dans ma vie.» (p. 79) Même si Gauthier écrit en vers libres, il demeure toujours plus près de la narration que de la poésie. En ce sens il n’est pas étonnant que certains des poètes mentionnés dans le poème «Les phares» sont William Chapman, Pamphile Le May, Alfred Desrochers ou Nérée Beauchemin. Il s’agit certainement de poètes lus dans l’enfance et le vers de Gauthier en souffre légèrement.
La mère toujours
Si la référence aux grands explorateurs rappelle le personnage de Christine dans La Route d’Altamont de Gabrielle Roy qui jouait littéralement à devenir La Vérendrye, le rapport à la mère est également omniprésent dans le recueil de Gauthier. Les parallèles avec les écrits manitobains de Roy et les poèmes sudburois de Desbiens abondent. Par exemple, la mère est d’origine québécoise et fait souvent référence à son enfance heureuse à Laval-des-Rapides. La mère est évidemment liée à la langue française mais aussi au bonheur de l’insouciance. C’est ainsi que les textes les plus touchants de Gauthier font référence à sa mère : «Maman lave les fenêtres. Elle frotte la vitre avec du Windex. Le Windex est bleu. Je regarde maman à travers la bouteille. Elle est bleue. Elle frotte et le torchon crie sur la vitre. Il était blanc, il est noir. La vitre est nette. Elle brille. Maman est bleue.» (p. 25) Cependant, au-delà de la présence de la mère, c’est son absence qui hante l’auteur. Quand on lit les vers suivants, on ne peut s’empêcher de penser qu’ils rappellent Un pépin de pomme sur un poêle à bois de Patrice Desbiens : «J’attends que le monde me présente / le visage souriant de ma mère, / j’attends qu’il me dorlote et me gâte, / comme elle seule savait le faire, […]» (p. 89) Le jeu de présence-absence se poursuit ailleurs dans le recueil et offre des moments touchants, même dans les textes en prose : «Ma mère vit dans mes rêves. Je la vois dans la cuisine, le soir, lavant les plats et les chaudrons. Je vois la mèche rebelle qu’elle relevait d’une main savonneuse. Elle lavait; j’essuyais. Et je lui parlais, en séchant les assiettes, de poésie et de littérature.» (p. 104)
Inadéquation du poète
Par ailleurs, le dernier leitmotiv du recueil repose sur la disqualification du poète et de ses vers. Dès le premier poème, l’auteur sent son œuvre inadéquate. Lui-même rendu au crépuscule de sa vie, il sape sa propre création : «Qu’on m’enterre / avec mes poèmes inachevés, qu’on m’ensevelisse / avec mes avortons, / qu’ils pourrissent avec moi» (p. 19). Toujours dans l’inachèvement, la poésie de Gauthier ne peut rien dire d’autre que sa propre inadéquation. Dans le poème le plus ironique du recueil, l’auteur raconte son don précoce pour la peinture sous le signe de la scatologie :
Ce fut mon premier geste créateur.
Ma première œuvre fut une fresque.
Une étude de tons jaunes et bruns.
Ah, si j’avais pu garder l’innocence,
la fraîcheur de cet acte de création!
Si j’avais pu garder la spontanéité,
le naturel de cette œuvre de jeunesse. (p. 40)
Cette première œuvre semble déterminer ce qui suivra. Sans tomber dans l’autodérision, le poète préfère le monde du rêve à la réalité. Rêver demeure le seul moyen de réussir et comme il comprend que la réalité est synonyme de vieillesse et d’un passé révolu, il sombre : «Le temps / s’écoule de mes poignets. Je n’ai plus la force de résister. / Mon corps est un empire décadent / qui ne peut plus se défendre.» (p. 22). En fait, ce n’est pas tant le passé qui le hante mais plutôt l’entropie humaine auquel Baudelaire a consacré ses plus beaux vers.
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Oui, il faut découvrir l’écrivain franco-manitobain Guy Gauthier. Moins le poète que le diariste. Si le recueil La hantise du passé contient essentiellement une poésie anachronique autant par sa forme que par ses images, les dernières pages offrent plutôt des entrées de journaux intimes qui vont du 22 avril 1999 au 2 mai 2007. La force de Gauthier réside dans ces textes ainsi que dans les deux autres ouvrages regroupant ses écrits intimes: Journal 5.1 (Éditions du Blé, 2003) et Rêves d’un oiseau de nuit (Éditions Baudelaire, 2015).
À propos…
Benoit Doyon-Gosselin est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en études acadiennes et milieux minoritaires et professeur agrégé au Département d’études françaises de l’Université de Moncton. De 2007 à 2014, il était professeur au Département des littératures de l’Université Laval. Spécialiste des littératures francophones du Canada, il a fait paraître en 2012 aux Éditions Nota Bene un ouvrage intitulé Pour une herméneutique de l’espace. L’œuvre romanesque de J.R. Léveillé et France Daigle. Il a publié des articles dans Romanica Silesiana, @nalyses, temps zéro, Mémoires du livre, Voix et images, Port-Acadie, Raison publique et dans de nombreux collectifs.