Grům, mode d’emploi – Benoit Doyon-Gosselin

Comme un seul Grům, Mathieu Chouinard [texte], Marc-André Charron [mise en scène], Moncton, Satellite Théâtre et Théâtre populaire d’Acadie, 2017. [Moncton, 1er novembre 2017]

D’emblée, le titre de la nouvelle pièce de Mathieu Chouinard et de Marc-André Charron, Comme un seul Grům, est à la fois irritant et jouissif pour le critique. Irritant parce que le «u» rond en chef n’est pas usuel en français et il devient difficile d’écrire le mot rapidement. Surtout que si je change mon clavier pour l’alphabet tchèque, c’est le reste de ma chronique qui en souffrira.   Chaque fois donc, il faut le copier-coller. Grům, Grům, Grům. Voilà, c’est fait. Jouissif parce que le nom du personnage principal, un clown fonctionnaire avec plus d’un trouble obsessif compulsif, s’avère polysémique. Grům comme dans grommeler. Effectivement, tous les personnages de la pièce ne communiquent pas avec un langage clair. Grům comme dans grump. Ce clown est certainement un vieux bougonneur qui se noie dans un monde aliénant. D’ailleurs, dans le programme de la soirée, on apprend que Mathieu Chouinard est «interprète sous/sur/atteint de Grům».

C’est ainsi qu’après une journée de réunions sur la reconfiguration des programmes d’études françaises à l’Université de Moncton, avec dix formulaires à remplir dans un ordre précis avec des remarques obligatoires, je devais aller, dans la soirée du 1er novembre, voir cette nouvelle coproduction du Satellite Théâtre et du Théâtre populaire d’Acadie. La représentation avait lieu à Moncton, à l’Escaouette, mais la pièce a été jouée à plusieurs endroits dans la province ainsi qu’à Ottawa dans le cadre du festival Zones théâtrales. J’ai presque honte de dire que je ne savais pas à quoi m’attendre, ne connaissant pas les créateurs et n’ayant jamais vu une de leurs pièces, mais il n’est jamais trop tard pour arriver dans la modernité et se rendre compte que le mauvais clown de ta fête de 6 ans est à des années-lumière de la composition de Mathieu Chouinard.

Grům est un fonctionnaire sans grande envergure qui chaque jour répète les mêmes gestes : répondre au téléphone, approuver mécaniquement des dossiers et replacer les différents objets qui jonchent son bureau de travail. Son patron l’enguirlande tellement souvent au téléphone que la sonnerie le fait sursauter chaque fois. Les troubles obsessifs compulsifs du personnage le rattrapent à la maison lorsqu’un cadre ou une étagère ne sont plus au niveau et glissent le long des murs imaginaires. Tellement obsédé par son emploi, Grům en rêve la nuit dans un tableau où il dort debout (comme Popa dans La petite vie) alors que défilent devant lui des réveille-matins qui témoignent de son insomnie chronique et des téléphones qui lui rappellent la journée d’hier et celle de demain. Grům est pris dans un engrenage, un mouvement perpétuel désespérant qui n’est pas sans rappeler cette fameuse scène de Modern Times.

Comme l’être humain a été remplacé par des robots en usine, il est devenu lui-même un robot-fonctionnaire dans l’administration. En ce sens, Comme un seul Grům constitue une critique formidable de notre modernité et Chouinard insuffle au personnage principal une profondeur qui fait réfléchir. Certes, à quelques endroits dans la pièce, je croyais qu’on tomberait dans la répétition et pourtant, de nouvelles idées permettaient de relancer la réflexion. Je pense entre autres à la scène de la salle de bain dont les objets s’éloignent de plus en plus du personnage, au tableau dans lequel Grům souhaite partir au loin et rêve de plages et de coquillages ainsi qu’au moment où le clown, se regardant dans le miroir, se dédouble. S’ensuit alors une chorégraphie dans laquelle les deux personnages secondaires se confondent avec le personnage principal. Le spectateur comprend qu’il est aussi, à sa façon, comme trois seuls Grům.

Les deux comédiens qui accompagnent Chouinard sur scène interprètent les personnages de Martin et Martine (selon le programme, car on ne les nomme jamais). Ils incarnent a priori des personnages très secondaires, des techniciens sur scène, au vu et au su du public. D’ailleurs, dans mes cours de théâtre au secondaire, on faisait toujours des blagues à savoir qui jouerait le rôle de l’arbre, figurant par excellence. Dans Comme un seul Grům, Marilyn Perreault et Martin Vaillancourt prennent une place de plus en plus importante. Ils jouent des objets de la pièce, les déplacent, les font vivre jusqu’à devenir aussi des Grům. Il ne s’agit pas de simples figurants. Si au départ les créateurs avaient conçu la pièce pour un seul personnage, ils se sont rapidement ravisés et cette décision est tout à leur honneur.

Deux derniers éléments méritent d’être soulignés avant de conclure. D’une part, le décor en général et les accessoires en particulier permettent de transformer l’espace d’un endroit à l’autre. Que ce soit le bureau au travail, l’appartement du clown ou alors le monde onirique, les transitions sont efficaces et il faut souligner le travail de Sylvain Ward. D’autre part, pendant que les comédiens donnent corps à la pièce, l’environnement sonore et surtout la performance en direct de la saxophoniste Geneviève d’Ortun servent à donner une voix à la pièce. Cette construction musicale est cruciale pour le spectateur, car elle unit les sens de la vue et de l’ouïe.

J’ai volontairement omis de parler de la fin de la pièce. Celle-ci pose problème, mais pas dans le sens d’une lacune ou d’une faiblesse. Elle pose problème comme la philosophie en général pose le problème de l’existence. Cette fin, volontairement ouverte, oblige le spectateur à remettre en question la façon dont sa vie est organisée par lui et par les autres. Au-delà du rire que suscitent Grům et ses mimiques, il reste un sentiment d’une infinie tristesse inhérente à notre condition humaine réglée comme une horloge.

À propos…

Benoit Doyon-Gosselin est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en études acadiennes et milieux minoritaires et professeur agrégé au Département d’études françaises de l’Université de Moncton depuis 2014. Spécialiste des littératures francophones du Canada, il vient de faire paraître une carte littéraire interactive du Grand Moncton que l’on peut visiter au http://www3.umoncton.ca/geocritique/

 

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