Je suis obsédée avec la déportation des Acadiens.
Je ne suis pas supposée dire ça, moi qui fais partie de la génération qui se tourne vers l’avenir, et qui trouve que des commémorations sans fin, c’est passéiste. Je suis supposée avoir mouvé on, parce que de toute façon, c’est fini, et il y a tellement de choses à bâtir. Je suis supposée voir les prochains 100 ans de mon peuple au lieu des trois derniers siècles.
Mais je pense à la déportation constamment. À tous les jours. Comme une psycho. J’la vois partout.
Détail essentiel à savoir : je suis née et je vis à Halifax, ville construite pour que les Anglais puissent avoir un port militaire stratégique, et ville à partir de laquelle on a comploté l’expropriation et le massacre de mon peuple. Je laisse aux historiens (ou Wikipedia, si vous êtes right modernes) le devoir de vous donner tous les faits ; j’ai autre chose à vous raconter. Je vois ce moment d’histoire partout, je le reçois en pleine face au quotidien. Par exemple, mon trajet vers le bureau à tous les matins se passe avec la déportation en arrière-fond. Permettez-moi de vous faire vivre avec moi ce petit voyage banal en compagnie de mon obsession.
Je pars pour le travail, autobus-style. Je décide de partir un peu plus tôt ce matin pour prendre le traversier vers Dartmouth, puisque mon bureau est de l’autre côté du havre. J’attends mon autobus sur la rue Chebucto, version anglicisée du nom que les Acadiens donnaient à Halifax, Chibouctou. L’autobus arrive, et on part vers le grand havre.
En arrivant au coin des rues North et Gottigen, nous avons un feu rouge. À côté, sur le manoir Northwood, énorme foyer pour ainés juste à la sortie du pont MacDonald du côté d’Halifax, flotte le drapeau acadien le plus visible de la ville. Je pense aux grand-mères et grand-pères acadiens de partout qui viennent y finir leurs vies en anglais, puisque les communautés acadiennes post-déportation en Nouvelle-Écosse n’ont pas la force du nombre pour avoir la gamme complète de services. La lumière verte arrive et on s’éloigne de ce monument à la population vieillissante.
Nous continuons vers le centre-ville. Derrière les édifices, la Citadelle d’Halifax joue à cache-cache avec moi, mais sa présence se sent dans cette ville sur laquelle elle trône. À toutes les fois que je vois la citadelle, je pense aux Acadiens qui y ont été enfermés à Halifax et forcés de défendre les Godamns en se battant contre leurs frères français. Ma seule consolation, c’est que le 15 août 2004, lors du Congrès Mondial Acadien en Nouvelle-Écosse, 15 000 Acadiens, se sont retrouvés sur cette butte pour célébrer leur existence. Une occupation de territoire très temporaire, mais d’une grande satisfaction pour moi.
Avant de bifurquer vers le havre, on passe devant l’hôtel de ville, qui se trouve sans un square appelé Grand Parade. À l’autre bout du square, on retrouve l’Église Saint-Paul. Cette église, le lieu de culte protestant le plus ancien au Canada, est également spéciale parce qu’elle contient une crypte dans son sous-sol, celle du gouverneur Lawrence. Oui, je passe devant la tombe du salaud qui a écrit l’ordre de la déportation à tous les jours. À chaque fois qu’on organise quelque chose dans cet espace public, que ce soit un spectacle de Radio Radio, les discours officiels du 15 août ou la visite récente du Prince Charles, je ne peux m’empêcher de me rappeler que Laurence est juste là. Je me refais la promesse de tenter de la visiter, drapeau à la main, quand je serai prête, et en mesure d’agir avec retenue devant la crypte. Ça ne donne rien de cracher sur des morts.
En descendant vers l’eau, nous passons à côté de Province House, l’assemblée législative de la Nouvelle-Écosse. Je pense au projet de loi 94 qui, à la fin 2012, a tué les circonscriptions acadiennes protégées de la province. Nous avions le droit à trois sièges à l’assemblée dans des circonscriptions moins importantes démographiquement que la moyenne. Cela permettait de compenser pour notre manque de pouvoir collectif, pour lequel il faut remercier nos buddies les stratèges britanniques du 18ième siècle. Quand ils nous ont laissés revenir après la déportation, ils nous ont éparpillés en petits groupes éloignés les uns des autres pour que nous ne puissions pas s’organiser collectivement. Cette stratégie a été très efficace, et la population acadienne d’aujourd’hui est toujours fracturée en une dizaine de petits groupes avec au moins une heure de distance les uns des autres, dans plusieurs comtés différents.
Le projet proposait des circonscriptions plus égales en termes démographiques, et le nouveau découpage a fait en sorte que nous ne sommes plus majoritaires dans aucune circonscription. Ce projet de loi nous a enlevé une protection politique qui nous avait été accordée depuis longtemps. Ne vous inquiétez pas, quand j’ai témoigné devant la commission créée pour faire semblant d’étudier la question, je les ai félicités de compléter le travail des nettoyeurs ethniques qui nous ont déplacés. Ça donne parfois quelque chose de cracher sur des vivants.
En arrivant sur la Lower Water Street, je descends de l’autobus pour me rendre au traversier, qui est une composante du service de transport en commun de la ville. Inévitablement, j’ai manqué le bateau de quelques minutes et je dois attendre le prochain. Une autre Acadienne qui attend un bateau à Halifax, classic. En attendant, je trainasse dehors en regardant les goélands qui se dirigent vers le large. Je vois des passants, et je me demande si parmi eux il y a d’autres gens qui parlent ma langue. Les statistiques me disent que 3 % d’entre eux le devraient, mais c’est impossible à voir et en plus les francophones natifs d’Halifax n’ont pas d’accents en anglais, alors on passe incognito. Je me demande si eux peuvent voir que je suis francophone, et je me promets de porter encore plus de chemises rayées à la bretonne, au cas où ça pourrait aider à me faire paraître plus française et inciter un dialogue. Je considère me tatouer le mot Acadie dans la face, mais je me ramène à la réalité. En plus, chuis juste pas assez gangster pour ça.
Finalement, j’embarque sur le traversier. Je ne manque jamais le symbolisme d’être une Acadienne qui est sur un bateau dans le havre de Halifax, port de départ de nombreux Acadiens lors de la déportation, où beaucoup d’entres eux ont passé de longues semaines à se morfondre dans des cales de bateau avec un sort incertain. Je remarque que l’affichage de sécurité à bord est uniquement en anglais, contrairement aux vidéos jouées avant d’embarquer (traverser le havre tombe sous la juridiction fédérale de Transport Canada).
Si jamais un malheur arrive et je deviens une autre Acadienne morte dans un bateau (si j’étais en 1755, mes chances frôleraient le 50 %), faites-moi une faveur et dites-leur qu’en panique mortelle, on revient à sa langue officielle maternelle, et que c’est de leur faute que je suis décédée. Faites nommer le prochain traversier « Mange d’la marde Lawrence », ou tu sais, dequoi de plus classy.
En traversant le havre, je vois l’Ile George au large et je pense à tous les Acadiens qui y ont été enfermés lors de la déportation. Des Acadiens enlevés de partout en Acadie y sont passés au fil des ans ; ce lieu a détenu des gens pendant plusieurs vagues de déportation. Un nombre si grand y est mort. Même Beausoleil Broussard y est passé. Cette ile que je vois tous les jours a été une prison mortelle au cours du drame vécu par mon peuple. Un des monuments commémoratifs à l’Odyssée acadienne y fait face et en témoigne l’importance. Pour les touristes d’aujourd’hui, cette petite ile adorable avec un phare mignon est une photo classique d’un passage à Halifax.
Et là j’arrive au bureau, à la Maison Acadienne, petit bastion de l’Acadie de la Nouvelle-Écosse assise en face de cette ville construite par des nettoyeurs ethniques. Les organismes acadiens de la province y entassent leurs sièges sociaux, formant une toute petite forteresse portant fièrement le nom de l’Acadie. Elle est remplie de gens qui consacrent leur temps à la survie du peuple, qui parlent ma langue, et qui reconnaissent mon drapeau. Mon obsession prend du recul pour la journée, me donnant le temps de me concentrer sur l’avenir de ma communauté avant de refaire le trajet de la maison. Le fait même d’être une Acadienne de Halifax, et que j’ai survécu à l’assimilation jusqu’à présent (j’y ai échappé belle, mais ça c’est une histoire pour une autre fois) sont la preuve que ces militaires anglais machiavéliques n’ont pas encore tout à fait gagné.
Parfois, je vois ma ville comme un musée vivant des horreurs du passé de mon peuple. Je suis tourmentée par les traces d’un peuple massacré. Oui, c’est lourd, et oui, c’est right weird. J’vous l’ai dit, je suis obsédée.
Mais là, la brume arrive, et Halifax prend ses couleurs de ville anglaise mystérieuse et grise, à la fois calme et bruyante, vieille et nouvelle. Les maisons colorées, les rues bordées d’arbres, les cornemuses, le mélange de mini-cosmopolitisme et de simplicité typique de la côte est, le côté urbain gritty et les bateaux à voile, tout me charme et je retombe en amour avec mon chez-moi.
Thank god pour la brume.
À propos…
Céleste Godin est une patriote acadienne qui vient de Halifax. Engagée dans le réseau associatif depuis son adolescence, elle a participé à des centaines de réunions communautaires, et un nombre incalculable d’événements jeunesse d’un bout à l’autre du Canada. Elle a longtemps oeuvré dans le réseau jeunesse, est présentement la directrice générale du Conseil jeunesse provincial de la Nouvelle-Écosse. Elle siège comme personne provenant de l’Acadie au Centre de la francophonie des Amériques. Femme de beaucoup de mots, elle est à son plus grand bonheur lorsqu’elle a un micro dans les mains.
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Errer jusqu’à la croisée
Un homme s’avançait péniblement dans la tempête.
Depuis qu’il avait dû laisser le parvis de l’église,
Partout où il était allé, il n’avait pu prendre racine.
« Des îles trop lointaines! Des terres incultes! Tellement loin! »
« Bah! » …« Il y a bien eu les prairies, c’était tentant! »
Mais sa quête le poussait toujours vers l’Est!
Fatigué, voûté, il portait deux sacs sur son dos,
L’un, qu’il avait confectionné de vieux tissus,
Blanc, rouge et bleu, orné d’une étoile jaune.
« Mon baluchon de souvenance, ma besace de survie! »
L’autre, d’un tissu plus neuf, rouge, orné d’une feuille
Dont il ne savait vraiment rien.
« Ramassé, je ne sais plus où! »
Derrière lui, la tempête effaçait ses pas.
« Par où je suis passé? C’est tellement… tellement loin! »
« Ça ne devrait plus être bien loin! »
À travers ces cils givrés…
« Une croix de chemin! ….Ici? »
« Une croisée de chemin? ….Peut-être! »
Frêles, ses épaules commençaient à le faire souffrir.
Sa respiration difficile.
Il déposa les sacs par terre, un à un.
« Ils sont aussi lourds l’un que l’autre! Je n’avais pas remarqué! »
En s’approchant, il pouvait voir un écriteau, noir sur blanc.
C’était écrit…
« This way?? »,
et en dessous, en plus petit
On avait gribouillé…
« De ce côté!! »
L’Acadien en se retournant ramassa l’un des sacs,
« Gabriel aurait pris de quel côté? »
Il resta longtemps à la croisée des chemins, désorienté.
Jean-Pierre Joncas, ing.
Beresford