On lit souvent comme ici ou encore ici que les médias francophones «traditionnels» sont en danger au pays notamment car ils font face à la pléthore de propositions en ligne. Les nouveaux médias auraient la faveur du public et «jeunes et moins jeunes « consomme[raie]nt » en continu des nouvelles plus ou moins discutables. Enchaînés à quantité de supports numériques…» (voir à nouveau).
Il est dommage que l’on trouve que plus rarement mentionné que le web aussi propose des créations et des contenus intéressants et qu’il peut être un vecteur particulièrement pertinent pour les communautés minorisées (voir toutefois ici).
Le Web 2.0, à travers ses multiples plateformes, a en effet ouvert les portes à une variété de format, de façons de faire et de voix nouvelles. Nous nous arrêterons sur le cas des émissions en baladodiffusion (des podcasts) audio (éventuellement disponibles aussi en vidéo) qui est le format sur lequel nous travaillons.
Le balado comme genre médiatique
Ce genre technodiscursif connait un grand succès : un succès en termes de production, beaucoup ont en effet tenté l’aventure, et un succès en termes de consommation.
La baladodiffusion offre des formats longs, des entretiens qui prennent leur temps, donne la parole à des personnes que l’on entend moins, sur des sujets que l’on connait peu car leur potentiel médiatique est jugé contestable pour les «grands» médias généralistes.
Avant tout la baladodiffusion permet à des personnes aux profils diversifiés de créer et diffuser largement du contenu ciblé et hyper varié. Ce foisonnement tient entre autres à une certaine accessibilité éditoriale, la sélection sociale et culturelle (des personnes en charge comme de celles invitées) y est certainement bien moins prégnante que dans les médias traditionnels.
L’écoute en mobilité aussi rend ce format des plus attractifs, il permet justement de ne pas passer sa vie devant un écran, d’imaginer sans support visuel[1], de faire autre chose en écoutant.
Non pas concurrent mais partenaire des autres formats médiatiques, le podcast apporte un plus dans le paysage médiatique à côté des formats des médias plus traditionnels qui ont plutôt vocation de s’adresser à toustes et à être fédérateurs.
Enfin, en Acadie, comme dans d’autres situations de minorisation linguistique, ce médium a aussi laissé place à des usages vernaculaires qui ont, en général, peu de place sur les canaux plus officiels. Bien qu’en tant que sociolinguistes, nous voyons dans ce fait un grand intérêt, là n’est pas notre propos aujourd’hui. Ce dont nous traitons ici c’est du succès, de la créativité, de l’importance d’un format médiatique qui pourtant pourrait s’essouffler faute de soutien.
Parce que nous travaillons depuis plus de trois ans sur la baladodiffusion en Acadie, nous connaissons bien l’offre acadienne en la matière (pour en avoir un aperçu, voir le site AcadiePod qui les recense ici) et nous avons eu la chance d’aller à la rencontre de ceux (et de celles…mais elles sont bien moins nombreuses, un autre sujet pour une autre fois) qui la font.
Deux belles aventures
Parmi cette offre, deux émissions nous paraissent emblématiques : l’émission Cosser t’en penses [CTP] et l’émission Yoùsque t’es rendu [YTR], respectivement créée, animée et produite par Frank (François LeBlanc) et Lee (Cormier) d’une part et Marc-André (LeBlanc) d’autre part. L’une est né le 8 décembre 2019 et l’autre en 15 avril 2021, chacune de ses deux émissions a eu une certaine longévité et a connu une bonne productivité (62 épisodes diffusés pour CTP, 25 pour YTR). L’un comme les autres ont invité près d’une centaine de personnes différentes à s’exprimer sur des sujets des plus variés. YTR privilégie les personnes qui ont un engagement public (sans forcément être très médiatisées toutefois), des gens qui font une différence dans leur communauté comme Nancy Juneau, Marcia Enman, Bernadette Goguen par exemple ; CTP donne la parole à des professionnels et professionnelles qui en présentant leur parcours de vie et leur profession ou passion actuelles peuvent certainement contribuer à l’information, la sensibilisation, l’empowerment de la population. Au cours des épisodes ont été abordés, entre autres sujets, les thèmes suivants : comment choisir une bonne hypothèque, que se passe-t-il dans un salon funéraire, comment faire dormir son bébé ou se sortir d’une dépendance médicamenteuse, etc.
En dépit de la bonne volonté et de l’investissement conséquent de leurs créateurs, ces deux émissions sont malheureusement en pause (depuis presque 16 mois pour CTP et 18 mois pour YTR), pour ne pas dire arrêtées.
Les trois podcasteurs interrogés rapportent la même histoire. Ils ont été et sont encore animés par une grande volonté de créer, un goût pour l’entretien qui les pousse à donner la parole à d’autres sur des sujets importants. Ils se sont grandement investis. On parle d’abord d’un investissement de temps car pour faire une bonne entrevue, il faut la préparer par de multiples recherches, il faut aussi faire des contacts, il faut rassurer les invité.es, faire les prises de sons, etc. Il faut produire ensuite car en dépit du caractère amateur de leur initiative nos concepteurs de podcast visent une bonne qualité du produit fini: il faut donc monter chaque émission, ce qui est particulièrement chronophage. Il faut investir aussi dans du matériel pour avoir un bon son, quelque chose de propre, de net, d’agréable à écouter. Il faut aussi des locaux.
Toutes les personnes qui connaissent les émissions que nous avons nommées et d’autres podcasts acadiens peuvent en apprécier la qualité, et pourtant…
Un manque de soutien…
Et pourtant, ces deux entreprises médiatiques en Acadie semblent bel et bien terminées et il nous parait important de souligner qu’à chaque fois qu’une telle initiative cesse, c’est un manque à gagner pour la communauté.
Il y a 20 ans, Annette Boudreau (voir avec Guitard 2001, avec Dubois 2003) avait souligné le rôle glottopolitique de ce qui était alors un nouveau média : la radio communautaire. La sociolinguiste a montré comment la radio communautaire a créé un nouvel espace d’information et de discussion en français dans un paysage médiatique anglo-dominant. Aujourd’hui, les émissions en baladodiffusion constituent une autre avenue pour une consommation médiatique en français.
Que faudrait-il pour que cela reprenne ou quels moyens relativement simples pourraient aider? Un financement pour du matériel ou l’accès à un lieu de production? une promotion assurée par les organismes acadiens, des commandites communautaires, une valorisation discursive des contenus en ligne et non pas une posture qui consiste à les considérer encore comme des trucs de jeunes d’importance tout à fait secondaire? Les espaces virtuels acadiens sont importants comme Pascale Savoie-Brideau l’exprime très justement ici.
Quelques publications sur les radios communautaires :
- Boudreau, Annette et Guitard, Stéphane (2001). Les radios communautaires : instruments de francisation, Francophonies d’Amérique, (11), 123-133. https://doi.org/10.7202/1005169ar
- Boudreau, Annette et Dubois, Lise (2003). Le cas de trois radios communautaires en Acadie. Dans Heller, M et Labrie, N. (dir.) Discours et identités: La francité canadienne entre modernité et mondialisation. E.M.E. 271-295.
[1] Bien que dans plusieurs cas, comme dans celui de CTP, le support visuel est aussi offert, ce qui implique aussi des contraintes matérielles et l’accès à des moyens techniques divers pour les réalisateurs.
À propos…
Laurence Arrighi a mis pour la première fois les pieds en Acadie il y presque 20 ans et depuis près de 15 ans enseigne la linguistique à l’Université de Moncton. Avec ses étudiant.e.s elle a la chance de comprendre à quel point bien des concepts de sa discipline sont des clés pour appréhender le monde qui nous entoure, notamment en ce qui concerne les mécanismes d’inclusion, d’exclusion et de différentiation des personnes sur base linguistique.
Tommy Berger est diplômé de l’Université de Montréal à la maîtrise en anthropologie. Il est actuellement étudiant au doctorat en sciences du langage à l’Université de Moncton. Il s’intéresse au rôle glottopolitique des humoristes en Acadie et, plus particulièrement, à Moncton au Nouveau-Brunswick.
