Au sein de la société acadienne, l’appropriation des espaces socionumériques comme lieu de production d’un discours sur soi n’est pas nouvelle, en témoigne le cas du webzine Astheure pionnier en la matière. Toutefois, le format de la baladodiffusion (podcasting) semble connaitre plus que tout autre un succès important et propose une diversité de production sans égale.
Certainement, ce succès n’est pas propre à l’Acadie et la pratique de la baladodiffusion rencontre un engouement majeur en bien des endroits du monde et ce depuis plus d’une décennie. Grace à des outils de création de contenu audio ou audiovisuel de plus en plus faciles à manier, des canaux de diffusion numérique variés et largement disponibles, la mise au point du système de syndication de contenu (flux RSS) mais aussi en raison d’une appétence aussi bien individuelle que collective pour faire les choses autrement, nombre d’individus ont relevé le pari de «devenir média».
La baladodiffusion recouvre en fait des réalités fort diversifiées et des projets éditoriaux extrêmement variés. Un terrain de recherche à la Baie Sainte-Marie nous a amené à la découverte de trois expériences – les podcasts natifs L’Acadjonne et Clare après y fait noir et la production issue d’un studio Acadie de mère en fille – qui chacun à leur manière enrichissent l’offre médiatique à et sur la Baie Sainte-Marie et offrent un accès à un contenu virtuellement sans frontière.

Réal Thibault est à l’origine du podcast L’Acadjonne et dès le début son ambition fut d’offrir un «nouveau regard sur sa propre culture» notamment en mettant de l’avant, par la pratique de l’entretien, des personnalités de l’Acadie, de la Baie ou d’ailleurs. Démarrée en pleine pandémie le 2 juin 2021 («parce qu’il y avait rien d’autre à faire»), l’émission compte en date du 15 juillet 2023, 26 épisodes d’une durée moyenne d’une heure. Durant ce généreux «temps d’antenne», Réal agit comme animateur mettant certes en vedette les musiciens à succès (tel Marc à Paul à Jos) dont la région ne manque pas mais aussi des gens que l’on entend moins : des entrepreneuses (comme Lise Robichaud de la Brûlerie du Vieux Moulin), des érudits locaux (Acadan), etc. Pour Réal Thibault il s’agit d’augmenter la couverture des sujets et des enjeux qui touchent avant tout la francophonie du sud-ouest de la Nouvelle-Écosse. Certainement la radio communautaire CIFA et le Courrier de la Nouvelle-Écosse jouent un rôle important mais «la région peut avoir plus de médias». En observant ce qui se passe sur TikTok, Facebook, YouTube, il met de l’avant l’extraordinaire potentiel des médias socionumériques qui permettent non seulement de faire les choses autrement mais aussi de toucher une communauté bien plus large que celle de la Baie. Ce faisant une émission en baladodiffusion comme L’Acadjonne peut faire rayonner l’Acadie bien au-delà des Maritimes et du Canada et un bon usage des médias socionumériques «pourrait amener l’Acadie très loin».
Pour les gens de la place, cette émission à l’instar d’autres, augmente aussi l’offre médiatique en français dans un environnement où l’anglais prend une place considérable. De plus, dans un écosystème virtuellement sans frontière comme l’est l’espace numérique, faire son émission en français plutôt qu’en anglais relève d’un choix (d’une prise de position) sociolinguistique et politique résolument assumé.
À ce propos, Réal nous confie que ses quelques épisodes en anglais[1] ne rencontrent pas spécialement un auditoire beaucoup plus grand que ceux en français. C’est également ce que nous déclarent Vernon Belliveau et Matthieu Boudreau deux des animateurs du podcast Clare après y fait noir (avec Matthew Blinn et Jean LeBlanc). Cette émission diffusée tous les mercredis soir sur Facebook live permet à ces gars, qui possédaient originellement une émission du même nom sur CIFA, d’avoir accès au visuel et à l’interaction en continu, «ce qui manquait du temps où on était sur CIFA». Avec un auditoire fidèle, il arrive que les vidéos cumulent plus de 2000 visionnages ce qui, au sein d’une communauté de quelques 5000 personnes, est tout à fait remarquable. Clare après y fait noir s’est allié récemment avec le festival acadien de Clare dans un partenariat qui profite aux deux parties. Les gars de Clare après y fait noir estiment que le soutien de la Société acadienne de Clare est au rendez-vous, même s’il est évident pour nous que la création de contenu sur les médias socionumériques ne reçoit pas la même attention institutionnelle que la création musicale par exemple, domaine dans lequel nombre de prix, de bourses et un bon réseau de distribution ont contribué à la naissance et au développement de bien des talents. Dans ce domaine-là les incitations pour «le faire en français» ne manquent pas mais bien que ces incitations n’existent pas (encore) pour la baladodiffusion, Vernon et Matthieu nous racontent qu’ils ont failli passer à l’anglais mais que leur auditoire les a alors menacé «de ne plus jamais les suivre».
Clare après y fait noir qui compte actuellement plusieurs dizaines d’épisodes joue sur plusieurs concepts de podcasts existant (Vernon connait très bien tout ce qui se fait en la matière) entre histoires un brin complotiste, légendes locales, tests de jeux de société et défis de dégustation de nourritures, sa grande originalité est de le faire en acadjonne, le parler de la Baie.
L’acadjonne est aussi à l’honneur dans le podcast Acadie de mère en fille qui met en vedette la conteuse Clara Dugas. Ce balado, à la différence des deux autres, n’est pas un balado natif et indépendant mais inversement nous avons affaire à un podcast professionnel réalisé par une compagnie spécialisée Transistor média[2] qui est à l’origine de ce projet en partenariat avec le Festival interculturel du conte de Montréal et la Société acadienne de Clare.
Le balado Acadie de mère en fille donne à entendre, en sept épisodes, une sélection de morceaux de spectacles où il est question de filiation de mère en fille, de la lointaine aïeule Isabelle en passant par la grand-mère et surtout la mère de Clara, Marie-Marthe. Lors de notre rencontre Clara nous confie que même si rien ne remplace le plaisir de livrer ses histoires devant un public bien réel, l’expérience de la baladodiffusion peut sans doute permettre à plus de monde d’accéder à ses histoires qui sont celles de femmes[3] de la Baie mais peuvent parler à beaucoup de monde.
Finalement, en dépit de leur différence, ces trois balados nous donnent accès à un bien commun : celui de pouvoir écouter des gens d’ici qui s’expriment dans leur langue, mettent en valeur la culture acadienne dans toute sa diversité ce qui contribue non seulement à enrichir l’offre médiatique acadienne mais aussi notre compréhension de cette société.
Ce texte est issu de nos recherches sur le podcasting en Acadie et spécifiquement de nos entretiens avec Réal Thibault de L’Acadjonne, Vernon Belliveau et Matthieu Boudreau de Clare après y fait noir et de Clara Dugas d’Acadie de mère en fille, nous les remercions ici infiniment de leur temps, de leur accueil et de leur confiance.
[1] Par exemple, il donne la parole à Katelyn Deculus, youtubeuse et spécialiste de la culture louisianaise. https://www.youtube.com/watch?v=Kj4NKprlMYs
[2] Transistor média est un organisme québécois qui se consacre au développement de la balado à l’échelle nationale et internationale. https://transistor.media/
[3] À propos des femmes, celles-ci, à l’instar de ce qui se passe dans les médias traditionnels, restent encore sous-représentées dans le podcasting, autant comme créatrices de contenu que comme invitées.
À propos…
Laurence Arrighi a mis pour la première fois les pieds en Acadie il y presque 20 ans et depuis près de 15 ans enseigne la linguistique à l’Université de Moncton. Avec ses étudiant.e.s elle a la chance de comprendre à quel point bien des concepts de sa discipline sont des clés pour appréhender le monde qui nous entoure, notamment en ce qui concerne les mécanismes d’inclusion, d’exclusion et de différentiation des personnes sur base linguistique.
Tommy Berger est diplômé de l’Université de Montréal à la maîtrise en anthropologie. Il est actuellement étudiant au doctorat en sciences du langage à l’Université de Moncton. Il s’intéresse au rôle glottopolitique des humoristes en Acadie et, plus particulièrement, à Moncton au Nouveau-Brunswick.