Le prix d’une vérité qui dérange – Rémi Labrecque

Rhéal Cenerini, L’ennemi du peuple, Saint-Boniface, Éditions du Blé, 2018, 160 pages.

Crédit photo : Éditions du Blé.

Lorsque la version livresque de la dernière pièce du dramaturge franco-manitobain Rhéal Cenerini, L’ennemi du peuple, m’est tombée sous la main, j’ai d’abord été frappé par la couverture rouge, noire et blanche qui évoque l’art soviétique d’Aleksandr Rodchenko, du début du XXe siècle, à une exception près. Les caméras de surveillance qui apparaissent ici et là sur la couverture du livre de Cenerini n’existaient pas encore à l’époque de Rodchenko. On y voit aussi un homme solitaire debout dans un champ de blé, le poing levé pour manifester sa résistance, mais la tête et la pancarte, sans doute « enslogannée », baissées devant une usine anonyme qui arbore des silhouettes bovines. Lorsqu’on retourne le livre, on voit une seule vache libre dans le même champ de blé. On peut deviner que l’homme à la pancarte est censé représenter le professeur Roland Rocan, qui incarne l’intégrité et le jusqu’auboutisme éthique dans la pièce de Cenerini. L’ennemi du peuple s’inspire de l’œuvre au titre légèrement différent, Un ennemi du peuple de Henrik Ibsen, qui a été publiée en 1882.

La version originale du texte dramatique d’Ibsen est centrée sur le personnage farouchement idéaliste du Dr Thomas Stockmann et la relation tendue qu’il entretient avec son frère, Peter Stockmann, le politicien le plus puissant de leur petite ville, à qui Thomas doit son poste de médecin et sa situation de vie plus aisée après avoir été isolé avec sa famille pendant des années difficiles dans le grand nord de la Norvège. L’adaptation de Cenerini conserve cette dynamique tout en décentrant l’intrigue. Plutôt que de s’affronter en de nombreux têtes-à-têtes comme le font les deux frères Stockmann dans la pièce d’Ibsen, Roland et Richmond Rocan – ce dernier étant ministre de l’Agriculture – ne se parlent qu’une fois dans l’œuvre de Cenerini. Diane, la directrice des communications de Richmond, joue le rôle d’arbitre entre les deux opposants pendant l’échange acrimonieux.

Il s’agit là de la première différence importante entre l’œuvre d’Ibsen et l’adaptation de Cenerini, soit la présence, l’importance et le degré d’influence des personnages que l’on pourrait qualifier de « mitoyens », c’est-à-dire qui s’interposent entre deux autres personnages plus centraux. En plus de la figure de Diane, une professionnelle consciencieuse qui gère la relation entre les deux frères et celle entre son patron Richmond et le premier ministre, Cenerini ajoute un personnage malintentionné nommé Bill, une sorte de pitbull de la politique qui communique les ordres du premier ministre à Diane et selon qui la fin justifie tous les moyens, aussi contraires à l’éthique soient-ils.

Il vaut la peine de s’attarder à la manière dont le pouvoir est représenté dans les deux versions de cette œuvre théâtrale. D’emblée, on constate que Cenerini semble avoir une vision plus optimiste quant aux possibilités de rédemption chez ses personnages, contrairement à Ibsen, dont les figures les plus importantes ont plutôt tendance à s’enfoncer les talons dans leurs positions retranchées. L’exception à cette règle est Katrine, la femme du Dr Stockmann, qui finit par défendre son mari lorsque le village au complet se tourne contre lui, alors qu’elle s’était opposé à lui tout au long de la pièce, par peur d’être obligée de retourner vivre dans une forêt rude et éloignée.

Même si, au départ, chez Cenerini, les personnages Diane et Richmond sont soucieux de conserver leur pouvoir politique et pensent surtout à l’argent, à la fin de la pièce ils se rangent du côté de Roland l’intègre. Diane abandonne son poste et le rejoint dans les conteneurs à déchets à la recherche d’aliments qui seraient sinon destinés à être gaspillés, alors que le patron de Richmond, le premier ministre, qui n’apparaît dans la pièce que sous la forme d’une voix hors-champ, l’oblige à s’exiler. Bill, l’homme de main intimidant, demeure quant à lui malveillant du début à la fin, se foutant allègrement du nombre de morts entraînées par la viande infectée d’E. coli et cherchant surtout à détruire la réputation du professeur Roland parce qu’il a osé dénoncer les compressions budgétaires du gouvernement qui ont réduit la qualité des inspections sanitaires dans les abattoirs et causé une vingtaine de décès.

Si le pouvoir politique se résume à la figure de Peter Stockmann chez Ibsen et demeure abstrait au-delà de l’échelle locale, chez Cenerini, au contraire, le vrai pouvoir est désincarné, toujours plus haut et plus loin, et on ne sait même pas s’il s’agit d’un gouvernement provincial ou fédéral. Cenerini ajoute aussi la question de l’influence du financement sur la liberté en matière de recherche à l’université, où la menace d’une coupure ou l’offre d’une subvention peut influer grandement sur les choix, les priorités et les agissements des membres de l’administration. Cette nouvelle branche du pouvoir était encore insoupçonnée à l’époque où écrivait Ibsen, qui, dans l’œuvre originale, s’insurgeait contre l’influence des intérêts financiers sur les médias et la tyrannie de l’opinion publique[1].

Geneviève Pelletier, directrice artistique du Cercle de Molière de St-Boniface, mentionne dans la préface qu’elle a demandé à Cenerini d’écrire une adaptation de la pièce d’Ibsen après avoir entendu une amie faire l’éloge de la version montée par le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier. Il est vrai qu’Ostermeier a su repolitiser la sphère esthétique en demandant à ses acteurs de consulter le public dans la salle au sujet de questions brûlantes dans chaque ville qu’il a visitée avec sa troupe, et ce brouillage des frontières entre le spectacle et le politique n’a pas plu à tout le monde. Dans la version de Cenerini, cependant, la « majorité compacte » n’a pas son mot à dire, alors que cette entité inconstante, surtout composée de petits propriétaires, joue un rôle prépondérant dans le drame d’Ibsen. C’est un peu comme si Cenerini souhaiterait montrer que, de nos jours, les masses enragées à l’idée de payer plus de taxes pour aseptiser des bains publics pestilentiels ont fait place à des spectateurs atomisés, réduits au seul rôle de consommateurs des médias et entièrement apathiques sur le plan politique.

Autant dans l’œuvre d’Ibsen que celle de Cenerini, le rôle des médias est primordial en ce qui a trait au sort du protagoniste idéaliste. Dans le cas du Dr Stockmann,  c’est son attitude combative et intrépide qui devient moteur de l’action. Le professeur Roland Rocan de Cenerini est plutôt décrit, quant à lui, comme étant fragile, naïf, malpropre, pédant, excentrique et voyou. Chez Ibsen, les deux personnages journalistes défendent des idées progressistes radicales (que l’on qualifiait de « libérales » à l’époque) en privé, mais ils font preuve d’un cynisme éhonté envers leur lectorat dupe tout en se montrant craintifs et obséquieux face aux forces de l’ordre, politique et financière.

Les journalistes de la presse « libre et indépendante » d’Ibsen finissent, sans grande surprise, par se ranger derrière le pouvoir et l’argent, mais ce qui inquiète peut-être encore plus, c’est que, chez Cenerini, on ne peut plus vraiment distinguer la voix des politiciens de celles des élites financières et des médias. Ce sont les journalistes, après tout, qui font la « sale job » du gouvernement pour entacher la crédibilité du professeur Rocan en diffusant un reportage charcuté qui contient des citations ayant été manipulées pour faire croire au public que Rocan juge que la pornographie infantile, « c’est pas si mal », alors qu’il avait plutôt dit à la journaliste qui le filmait qu’il s’agit du crime le plus odieux qui soit et qu’il n’arrive pas à croire qu’on l’accuse d’en posséder. (Dans une scène qui se passe dans le noir et le silence, Cenerini laisse entendre que les images illicites ont été plantées dans l’ordinateur de Rocan par un fonctionnaire anonyme.)

Plus tôt dans la pièce, le professeur Rocan affirme qu’il se sent obligé d’accorder des entrevues aux médias pour faire passer son message urgent dans l’espoir de sauver des vies. Quand une collègue de l’université l’accuse de ne servir « qu’à vendre de la pub », il lui répond que c’est mieux que d’être ignoré. Peut-être le professeur aurait-il été d’un avis différent s’il avait deviné l’ampleur de la mauvaise foi et du cynisme de la journaliste qui anime le bulletin de nouvelles télévisé avec lequel la pièce se conclut. Après avoir détourné les paroles du professeur Rocan afin de le dépeindre en défenseur de la pédophilie, l’animatrice fait écho aux paroles de Bill, l’acolyte sinistre du premier ministre, lorsqu’elle enchaîne en disant : « Un dossier qui reste à suivre… et qui divertit enfin de cette suite interminable de morts et de blabla qui vous ennuyait sans doute autant que moi. »

Dans l’œuvre de Cenerini, la figure contestatrice du professeur Rocan est victime d’une campagne de salissage, d’intimidation et de pressions à l’interne dans son milieu de travail, qui a pour effet de l’isoler socialement. À la fin, il choisit de se soustraire de la sphère universitaire, la jugeant compromise par des intérêts qui briment le rayonnement de la vérité et du savoir. Ce retrait est aux antipodes de la décision radicale que prend le Dr Stockmann à la fin de la pièce d’Ibsen. Inébranlable, le médecin a l’intention de remodeler la société à son image en fondant une école dans laquelle il compte enseigner à ses jeunes fils ainsi qu’à tous les petits « gredins », « voyous » et « corniauds » de la ville à « chasser les loups », c’est-à-dire à chasser les élites, dont son frère Peter, du pouvoir. J’ai tendance à voir un reflet de l’évolution des mouvements progressistes dans ces gestes diamétralement opposés que l’on retrouve à la conclusion des deux versions de cette pièce.

N’oublions pas qu’en Amérique du Nord comme en Europe, de la fin du XIXe siècle jusqu’à la chute du nazisme, bien des voix progressistes défendaient un discours ouvertement eugénique. Même si le Dr Stockmann d’Ibsen n’a pas l’étoffe d’un socialiste, vu son mépris pour « les masses », il tient néanmoins un discours révolutionnaire et n’hésite pas à se servir des mots ‘détruire, exterminer, décontaminer, raser, anéantir, écraser et purger’, lorsqu’il étale sa vision du progrès. Il se considère littéralement en guerre contre ceux qu’il voit comme ses ennemis idéologiques, soit les figures d’autorité dans les sphères politique, médiatique et pédagogique. Ce genre de discours transformateur qui propose de faire table-rase est entièrement absent chez le professeur Rocan. Le héros de Cenerini se résigne à combattre le système en fouillant dans les poubelles. En refusant tout effort collectif contre les instances de pouvoir en place et en adoptant un mode de vie « gratuivore », Rocan limite sa résistance à l’échelle des choix individuels. Dans les deux cas, la rançon de la défense d’une vérité qui dérange est l’isolement et l’aliénation, sauf que l’utopisme aveugle dont le Dr Stockmann fait toujours preuve à la conclusion de l’œuvre originale d’Ibsen entre en contraste avec l’impuissance du professeur Rocan, qui me semble emblématique d’une bonne partie des forces progressistes de notre époque, car il a non seulement perdu ses illusions, mais renoncé à la possibilité d’influencer le cours des choses.

[1] Dans la scène houleuse de la consultation publique, par exemple, l’opinion des citoyens de la petite ville a toute la constance d’une girouette dans une tempête.

À propos…

Rémi Labrecque est originaire de la Saskatchewan. Il habite à Montréal et poursuit un doctorat en études françaises à l’Université de Sherbrooke.

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