Le Demi gaspésien, quatre ans après – Gabriel Arsenault

Prenez un billet de vingt dollars canadiens, positionnez vos ciseaux juste en dessous du collier à perles de Sa Majesté, et commencez à couper. Une fois la tête coupée en deux, vous vous retrouvez avec deux demi-billets de 20$ valant, dans plusieurs endroits en Gaspésie, 10$ chacun.

La pertinence de cette innovation sociale va de soi aussi bien pour les monarchomaques nouveau genre que pour les médisants de John A. Macdonald, dont l’effigie constitue sans doute un symbole colonial encore plus fort qu’un pow-wow de caucasiens.

Fondé en avril 2015 par deux néo-ruraux en désamour avec le capitalisme – le conteur Patrick Dubois, adepte du parcours riches to rags, et l’organisateur communautaire, Martin Zibeau, que d’aucuns qualifieraient d’anarcho-cycliste – le Demi est aujourd’hui accepté dans quelque 25 commerces de la Gaspésie.

Une telle longévité ferait singer de jalousie la monkey money de Moncton, née en 2007, qui est disparue avant même qu’on ait eu la chance de traiter ses concepteurs de ouistitis. Autre preuve de son succès, le Demi s’est rapidement taillé une place sur les papiers glacés des grandes revues de l’Anglosphere. Que faut-il comprendre?

Les monnaies citoyennes ont une fongibilité limitée, c’est-à-dire que leur valeur n’est pas universellement reconnue. Déjà à Campbellton, il n’est plus guère permis d’espérer obtenir une livre de morue en retour d’une demi Reine Élisabeth. Les actionnaires mondialisés prohibent similairement leurs commis de la péninsule partiellement acadienne d’accepter ces billets jugés non patriotiques par la Banque du Canada. L’autre côté du billet, on l’aura compris, est que les monnaies citoyennes encouragent l’achat local et les entreprises indépendantes; on dira qu’elles participent d’un protectionnisme non bureaucratique. Accepter un Demi, c’est s’engager, se contraindre, à le dépenser dans une économie de proximité à échelle humaine.

Certains économistes, contemplant l’histoire des 85 ans du WIR suisse – ou du recours aux cartes à jouer en Nouvelle-France – estiment que les monnaies complémentaires permettent également de stabiliser l’économie, inspirant plus d’un désœuvré en modifiant le sens de la formule «il faut de l’argent pour faire de l’argent». À noter toutefois que le Demi, lui, ne génère pas de la liquidité, étant matériellement créé à partir de billets de dollars canadiens existants (et sa valeur étant mécaniquement déterminée, balisée, par celle du billet originel).

Selon Martin Zibeau, cette simplicité administrative contribue d’ailleurs au succès du Demi. Exit les comités s’époumonant sur les principes d’une numismatique anti-spéciste, le Demi ne requière qu’une paire de ciseaux, voire juste une demi-paire. Son succès, cela dit, est bien davantage de nature culturelle que matérielle. Son impact économique demeure encore marginal concède M. Zibeau. Il n’a lui-même jamais eu en sa possession plus de 120$ en Demi. En revanche, l’initiative n’apparaît-elle pas délicatement subversive? N’arrive-t-elle pas, d’une certaine manière, à enchanter un objet a priori aussi ennuyeux que le métier de comptable?

La monnaie demeure un grand impensé, m’explique-t-il. Le caractère social, culturel, voire politique, de la monnaie est invisible, chez nous. S’il y a bien un organisme gouvernemental au pays qui demeure rigoureusement indépendant des élus, c’est bien la Banque du Canada. Le seul représentant du gouvernement au conseil d’administration de la Banque est le sous-ministre des Finances et il n’a pas le droit de vote. Benjamin Franklin dirait que nous nous sentons, face à la monnaie, aussi impuissants que face à la mort.

Ce sentiment est si fort que la monnaie est peut-être, après les Rocheuses, l’argument en apparence le plus puissant des dépendantistes québécois. Lors d’une altercation avec un néo-Durhamien, celui-ci finira inévitablement par paraphraser M. McGuire dans The Graduate et vous résumer sa pensée en un mot: monnaie. Un Québec indépendant aurait-il sa propre monnaie?

Pendant ce temps, à New Carlisle, on ose aujourd’hui s’amuser, explorer, expérimenter avec les billets de la Frontier Series à la frontière de la légalité. (Les autorités canadiennes pourraient ici parler de micro-transgressions.) Pour Martin Zibeau, le Demi demeure un projet en dormance, pendant qu’il nous fait rêver. Et si on se réappropriait la monnaie? Si on la réinventait ensemble, entre nous, à une autre échelle?

À propos…

Gabriel Arsenault est professeur adjoint en science politique à l’École des hautes études publiques de l’Université de Moncton depuis 2016. Québécois d’origine acadienne, il se sent de retour en Acadie.

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