Pourquoi le français perd-il du terrain au Canada alors que partout ailleurs, il se porte plutôt bien? Le rapport de force entre les peuples fondateurs joue un rôle clé dans ce recul. Peut-il être défait?
Les jeux sont faits depuis la cession de l’Acadie (1713) et de la Nouvelle-France (1763) à l’Angleterre, même si un mouvement vers l’égalité a suivi avec l’Acte constitutionnel (1791), l’Acte d’Union (1841), la Confédération (1867) et l’Acte du Manitoba (1870).
Comme l’auteur John Saul le note dans ses Réflexions d’un frère siamois (Boréal, 1998), les nationalistes exclusifs n’ont pas eu raison du projet de 1840 grâce à la vision rassembleuse de Baldwin et de La Fontaine. Ils n’allaient pas non plus triompher en 1867 en raison de la complicité entre Macdonald et Cartier. Puis l’attention s’est tournée vers le Nord-Ouest. C’est là que les ultranationalistes ont remporté le gros lot.
Fort Garry, le 3 mars 1870 – L’Irlandais Thomas Scott a incité à la violence, tenté d’enlever Louis Riel et mené des attaques contre le Gouvernent provisoire. L’orangiste a été incarcéré à répétition et s’est évadé pour aussitôt reprendre les armes. Dans sa cellule face au chef métis, l’Irlandais l’a invectivé et menacé. Il est traduit en cour martiale.
Le procès présidé par Ambroise Lépine se déroule en français, langue que Scott ne connaît pas. Il est jugé au bout de trois heures et condamné au peloton d’exécution pour révolte armée et insubordination. L’exécution est prévue pour le lendemain à 10 h 00.
Âgé de 25 ans, Riel possède l’autorité de gracier Scott mais il refuse sa clémence, malgré les pressions. Les membres de l’autorité métisse ne retiennent pas leur chef, qui choisit de frapper non seulement l’ennemi mais l’imagination. Dans sa droiture, il commet une terrible erreur de jugement. Voyons le condamné menotté devant le peloton.
Scott porte un manteau brun et un mouchoir blanc au cou : une fois dehors, il s’agenouille dans la neige, mais ses gardes le déplacent d’une vingtaine de mètres pour éviter que les balles du peloton d’exécution se perdent dans une résidence à l’intérieur du fort. Il est exécuté devant plus de 150 témoins, mais il est impossible de déterminer qui donne l’ordre de tirer. Il s’affaisse, avec la partie gauche du visage tourné vers le ciel, il gémit et quelqu’un crie, en anglais : «Mets fin à ses souffrances!» Guillemette lui tire alors une balle dans la tempe[1].
À cet instant, tout bascule. Le destin change de direction. Un siècle et demi ne peut effacer de notre imaginaire collectif cette vision singulière. Un dessin montrant Scott achevé à bout portant fait le tour de l’Ontario puis du Québec, suscitant des réactions radicalement opposées. Ce qui avait été construit s’écroule. L’amnistie obtenue d’Ottawa ne tiendra pas. Des terres promises aux Métis seront accordées aux Ontariens. Autant en finir avec les autochtones : l’expérience des écoles résidentielles est lancée et la Loi sur les Indiens adoptée.
Selon la journaliste Frances Russell du Winnipeg Free Press, l’exécution de Scott est «le geste le plus radical de l’histoire canadienne[2]». La juge en chef de la Cour suprême, Berverley McLachlin, note que la décision de Riel de ne pas épargner Scott
fut un point tournant dans sa vie et dans tout ce qui a suivi. L’exécution de Scott a provoqué une fureur en Ontario et ailleurs au Canada anglais. Au Québec, elle fut célébrée. Nous assistons à la naissance d’une rupture qui va durer[3].
Le doyen des chercheurs sur Riel, George F. G. Stanley, concorde.
Riel atteignit son but immédiat; mais à long terme, il ouvrit une brèche entre les éléments francophones et anglophones de la Rivière-Rouge qui ne s’est jamais entièrement refermée. Ailleurs au Canada, l’affaire Scott racla le fond d’amertume lié à la langue et à la religion enfoui sous le vernis de coopération qui la couvrait depuis la Confédération[4].
En 1885, la pendaison de Riel après sa condamnation pour haute trahison a donné un second souffle au feu nationaliste, déclenchant des émeutes à Montréal et des célébrations à Toronto.
Les meurtres politiques de Scott et Riel constituent des gestes si radicaux qu’ils ont failli dérailler la jeune Confédération. Si marquants qu’il réduiront les Métis et les autochtones à l’état de réfugiés dans leur propre pays. Le Manitoba et l’Ouest canadien ne deviendront pas bilingues et accueillants mais largement intolérants. Les Canadiens français perdront leurs droits constitutionnels, même en Ontario.
Avec la Révolution tranquille, le Québec a lancé son projet de société, laissant les Canadiens français et les Acadiens à leur sort. C’est ainsi que la francophonie hors Québec est passée, en 50 ans, de peuple fondateur à communauté linguistique à minorité invisible.
Après l’échec de deux référendums pour s’exclure et de deux accords constitutionnels pour s’inclure, le Québec n’est toujours pas signataire de la Constitution. Les Premières nations et les Métis désespèrent de l’égalité réelle et les minorités de langue officielle perdent la capacité de se développer. L’administration fédérale n’est pas bilingue, pas plus que la capitale nationale.
Le moment de bascule a fixé le rapport de forces entre colonisateurs et colonisés. La prédominance anglophone demeure viscérale et systémique. Le ressentiment est profond. Rien ne changera tant qu’on n’aura pas assumé de responsabilité pour le double meurtre qui nous définit comme nation. Reil et Scott nous hantent.
Les six musulmans abattus dans une mosquée de Québec nous hantent aussi. Nous voici face à notre islamophobie. Pouvons-nous aussi affronter nos haines ancestrales, réunir assez de vulnérabilité pour regarder nos morts en face? Ne restons pas dans le déni, basculons. Sinon, comment espérer construire un pays?
[1] Blay, Jacqueline, Le Temps des outrages 1870-1916 – Histoire du Manitoba français, Tome 2, Éditions des Plaines, Winnipeg, 2013.
[2] Russell, Frances, The Canadian Crucible : Manitoba’s Role in Canada’s Great Divide, Heartland Associates, Winnipeg, 2003. Traduction de l’auteur. Ce propos se trouve dans Dubé, Jean-Pierre, L’Appel du large, documentaire, Les Productions Rivard, Winnipeg, 2004.
[3] McLachlin, Beverley, «Louis Riel : Patriot Rebel», Distinguished Visitors Lectures Series, Robson Hall, University du Manitoba, 28 octobre 2010. Texte en anglais, la traduction est de l’auteur.
[4] Stanley, George F. G., Louis Riel, McGraw-Hill Ryerson, Toronto, 1963.
À propos…
Jean-Pierre Dubé est auteur de romans, pièces de théâtre, scénarios et de nouvelles (www.jpqr.ca). Le natif du Manitoba fait carrière dans la presse écrite et les communications, entre autres à titre de journaliste indépendant et de pigiste au service de nouvelles nationales de Francopresse.