Collectif «Les 24 heures du roman», Sur les traces de Champlain. Un voyage extraordinaire en 24 tableaux, Sudbury, Prise de parole, 2015, 297 p.
1. Le 23 octobre 2015 à Halifax, 24 auteurs montent dans un train. Ils en descendront à Toronto le lendemain, ayant réalisé leur objectif d’écrire un roman de 24 chapitres en 24 heures.
2. Ce projet-événement est une idée d’Anne Forrest-Wilson et s’inscrit dans le cadre des activités d’Écriture en mouvement, un organisme d’animation littéraire torontois dont elle est la fondatrice et la directrice générale. La maison d’édition Prise de parole, qui était présente pour éditer le livre, et Via Rail Canada sont partenaires du projet. Une équipe de tournage était également du voyage pour consigner l’aventure en un documentaire. Derrière le nom du collectif créé pour l’occasion, «Les 24 heures du roman», se cachent les auteurs d’expression française ayant contribué au livre, dont la liste se lit comme un générique :
- Michèle Audin
- Herménégilde Chiasson
- Gracia Couturier
- Yara El-Ghadban
- Jean M. Fahmy
- Frédéric Forte
- Paul Fournel
- Vittorio Frigerio
- Daniel Grenier
- Hélène Koscielniak
- Jean-Claude Laroque
- Bertrand Laverdure
- Hervé Le Tellier
- Daniel Marchildon
- Marie-Josée Martin
- Mireille Messier
- Ian Monk
- Virginia Pésémapéo Bordeleau
- Rodney Saint-Éloi
- Olivier Salon
- Denis Sauvé
- Jean Sioui
- Daniel Soha
- Danièle Vallée
3. Le voyage en train participe des célébrations, en 2015, du 400e anniversaire de la présence française en Ontario. En l’occurrence, on rend hommage à l’explorateur et cartographe Samuel de Champlain, figure marquante de la colonisation française du continent nord-américain. Les 24 auteurs proviennent de diverses origines, dont les identités ont été créées ou mises en relation par les voyages de Champlain, que la quatrième de couverture répartit en écrivains de l’Acadie, de la France, de l’Ontario, des Premières Nations et du Québec. Ils reprennent, grosso modo et symboliquement, la trajectoire de Champlain lors de ses aventures dans le continent, d’est en ouest, des côtes acadiennes au lac Huron, en passant par les rives du fleuve Saint-Laurent. Comme l’explorateur était aussi auteur, le parallèle des périples, à 400 ans d’intervalle, est plutôt élégant.
4. Écrire un roman en 24 heures par 24 auteurs dans un train. Ce jeu littéraire est digne de l’Ouvroir de littérature potentielle (Oulipo), un groupe fondé en France dans les années 1960 qui cherchait à dynamiser la littérature en élaborant des contraintes d’écriture pour forcer la créativité de l’écrivain à emprunter de nouvelles voies. Si le risque était de tomber dans la mécanique pure de l’exercice de style, on considérait que le jeu valait la chandelle. Dans ses meilleurs moments, l’Oulipo a contribué, directement ou indirectement, à l’écriture de quelques incontournables de la littérature française du XXesiècle ; rappelons les œuvres de Georges Perec, dont son roman lipogrammatique La disparition (1969), entièrement écrit sans employer la lettre «e». Après une période d’oubli relatif, l’écriture littéraire à partir de contraintes connaît actuellement un nouveau succès, notamment en littérature acadienne, avec les œuvres récentes d’Herménégilde Chiasson (Autoportrait, 2014) ou de France Daigle (Pour sûr, 2011).
5. Avec Sur les traces de Champlain. Un voyage extraordinaire en 24 tableaux, le titre et le sous-titre cultivent une ambiguïté déterminante : parle-t-on du voyage de Champlain ou de celui des «24 heures du roman»? Sans doute des deux à la fois, ce qui est dommage, car ainsi le livre n’existe pas indépendamment de la genèse de son écriture. On aurait souhaité que l’exposition de cette dernière n’apparaisse que dans le documentaire accompagnant le livre. Une œuvre doit se tenir d’elle-même, car le travail de production est le même pour un chef-d’œuvre que pour une œuvre ratée, et le complexifier n’est pas gage de succès littéraire. Or, la préface et la postface du livre, qui insistent sur les difficultés de réalisation du projet, placent à l’avant-plan l’impressionnant casse-tête logistique d’écrire, de réviser et d’imprimer un livre dans une si courte période de temps et en mouvement – donc les contraintes de production –, plutôt que les contraintes créatrices, qui font de l’exercice d’écriture une œuvre proprement littéraire. Autrement dit, on incite le lecteur à évaluer ce roman à la faveur de son contexte de production – ce qui est rarement une bonne idée, et rarement de bon augure[1].
6. Et Champlain, dans tout ça? Eh bien, voilà justement l’autre face du problème : avec toute l’attention portée aux contraintes formelles (de temps, de production) du projet, on perd de vue la contrainte thématique de l’œuvre. Pourtant, on passe près d’une proposition intrigante sur le genre du roman historique, qu’aurait permis la variation, d’un chapitre à l’autre, des points de vue sur la vie de Champlain, dont chaque auteur a la responsabilité de raconter une étape. Cependant, malgré la qualité et l’expérience des auteurs impliqués, aucun texte ne se démarque de l’ensemble, et ce dernier demeure davantage le récit d’une aventure en train qu’un récit historique sur Champlain. Ce sont donc les derniers mots de Sur les traces de Champlain, la fin du discours prononcé par l’un des voyageurs à l’arrivée du train à Toronto, qui restent avec le lecteur : «c’est à Anne Forrest-Wilson que je dois une première dans ma vie, dont je crains fort qu’elle soit tout autant une dernière : avoir pris une douche dans un train» (p. 290). En définitive, est-ce vraiment si impressionnant que cela?
[1] D’un autre côté, l’un des partis pris des études littéraires franco-canadiennes est de tenir compte des contraintes contextuelles de l’écriture dans l’évaluation et l’explication de l’intérêt artistique des œuvres. J’ai moi-même adopté cette perspective dans mes recherches doctorales sur les «formes culturelles» chez France Daigle et Herménégilde Chiasson. Cependant, dans le cas de contraintes textuelles (celles qui sont antérieures au texte, et donc en quelque sorte indépendantes de lui), l’écriture doit d’une certaine manière «intérioriser» la contrainte pour la rendre pertinente à l’œuvre. L’Oulipo fait même la distinction entre les fonctions d’«inventeur», dont le seul rôle (non-littéraire) est de définir de nouvelles contraintes, et de «poète», dont la responsabilité est d’actualiser la contrainte dans une œuvre (c’est-à-dire de la justifier esthétiquement). Il me semble que, dans le cas qui nous préoccupe, la contrainte n’est pas intégrée à l’écriture de manière consciente, réflexive.
À propos…
Professeure de littérature à l’Université de Moncton, campus d’Edmundston, Pénélope Cormier s’intéresse aux littératures et aux arts franco-canadiens, et en particulier les rapports qu’ils établissent entre le discours identitaire et l’expérimentation formelle. Originaire de Moncton, et à moitié Franco-Ontarienne, elle s’est aussi auto-proclamée Brayonne d’adoption. Pour le prouver, elle sillonne les lacs et les rivières du Madawaska dans son kayak pliable.