Larivière, Jean-Marc [réalisation, scénario]. Effractions, Ottawa, Les communications osmose, 2014, 108 minutes.
Avant de présenter Effractions pour la première fois au Festival international du cinéma francophone en Acadie (FICFA) en novembre 2014, Jean-Marc Larivière avait consacré près de dix ans de sa vie à la réalisation de ce film. S’inspirant du roman La vraie vie[1] de France Daigle, le réalisateur franco-ontarien tente de montrer en quoi les existences d’êtres humains peuvent s’entrecroiser, comme ces routes qu’on parcourt chaque jour, quelle que soit la destination prévue. Le film et le livre suivent le cheminement personnel d’un personnage à un autre. On comprend, de fil en aiguille, que toutes les vies exposées sont liées et se complètent.
Le film s’ouvre sur le mouvement et la vie : alors qu’un homme suit un convoyeur qui déplace des roches, on entend la respiration d’une femme en hors-champ. Les mots retenus sont ceux du début du roman : « Élizabeth dit souvent qu’elle aimerait avoir une vie » (p. 9). Du début à la fin du film, Larivière utilise la narration pour donner vie aux personnages qui, sauf exception (Claude), ne sont jamais montrés à l’écran. Les premières scènes, comme plusieurs autres, dont les images sont belles, inattendues, parfois étranges, ne correspondent pas tout à fait aux mots de la narration. Or, plutôt que de créer une rupture entre les mots et les scènes, ces images ajoutent une dimension poétique (par exemple, un passant qui traîne ses bagages derrière lui sur la plage pendant qu’une limace se déplace avec sa coquille sur le dos). Le téléspectateur est donc invité à trouver et à donner un sens à ces images, puis à entrer dans le monde de six personnages en constant déplacement, tous à la recherche de la « vraie vie ».
Il y a d’abord Denis, qui souhaite produire un film sur la vie dans lequel tous les personnages seraient des figurants. Il veut raconter « la vie en général » en montrant « non pas l’évolution des personnes, mais simplement leurs déplacements » (p. 46). Avant de se consacrer à ce film, Denis avait toujours dirigé son attention vers ses chiens. Les gros plans de la caméra sur ses animaux de compagnie, lorsqu’ils jouent, se détendent ou mangent, puis sur les canards et l’étang nous permettent de nous rapprocher davantage de son monde. On peut sentir, en même temps, cette passion qu’il a développée pour la vidéo et la nature, mais surtout son amour inconditionnel pour les animaux, d’ailleurs très critiqué par son ex-conjointe (p. 33). Son projet sur la vie, qui s’est concrétisé grâce à sa rencontre avec Élizabeth (p. 45), deviendra pour lui une sorte de raison de vivre. Les scènes parfois présentées en continu donnent même l’impression que Denis, passionné et obsédé par son projet, cherche à revoir et à parfaire son travail, comme quelqu’un qui trie ses souvenirs ou qui feuillette avec fébrilité un album photo.
L’histoire d’Élizabeth, ce médecin qui vit dans la solitude, est sans doute la plus invitante du film. En soirée, elle observe, depuis son salon, la « vraie vie » qui bouge dans la ville. Grâce aux séquences présentant ses déplacements de Montréal à Moncton, où elle se laisse envelopper par le calme de la nature et par le va-et-vient de la circulation, mais aussi grâce aux scènes dans son appartement, on parvient très bien à entrer dans son intimité et à suivre son errance intérieure. Les scènes du spectacle de musique classique auquel elle assiste sont les plus réussies du film. En peu de temps, on réussit à ressentir la paix que lui procurent la beauté et la sérénité de la musique, une sensation que lui fera revivre, plus tard, le massage.
Ses passions, elle les partage avec Claude qui, dans sa pratique de la massothérapie, mélange à la fois voix, musique, ouïe et corps. Pendant plusieurs minutes, des scènes[2] d’Élizabeth et de Claude se suivent, se superposent comme les accords d’une chanson; leurs histoires se rejoignent, puis s’entrelacent et s’effleurent comme des mains et des corps. L’essence de la pratique que Claude a découverte à Berlin est bien captée dans ces instants du film, qui précèdent les scènes que Denis aime visionner : celles d’Alida qui dort dans une chambre d’hôtel. Jean-Marc Larivière, réalisateur généralement amené à travailler derrière plutôt que devant la caméra, incarne le personnage de Claude, le seul dont l’identité physique soit dévoilée. Il livre un témoignage à quelqu’un qu’on ne voit ni n’entend, ce qui donne l’impression qu’il parle dans le vide, tel qu’exprimé dans le roman de Daigle.
Rodriguez demeure sans doute le personnage le plus mystérieux. Avant que son chemin ne croise celui de Denise, il était au chevet de ses parents, passage présenté en même temps que des images de longues racines d’arbre. Les scènes auxquelles Rodriguez est associé, soit celles d’un arbre seul, grand, au beau milieu du brouillard, amplifient le sentiment d’abandon, voire le déracinement, et l’incompréhension qui l’habitent. Endeuillé et seul depuis le départ de ses parents, Rodriguez rencontre Denise, une chauffeuse de taxi qui lui fournira « quelques chaînons manquant à sa propre compréhension des choses de la vie » (p. 31).
Denise, qui réfléchit beaucoup sur « les choses de la vie » (p. 31), a l’impression de travailler dans un milieu où les discussions sont peu intéressantes. Les scènes bien remplies de gens et de lieux qu’elle croise sans cesse à Montréal (par exemple, près de l’aéroport ou du Biodôme), à bord de son véhicule, invitent au voyage. Malgré cette compagnie qui lui est assurée chaque jour, rares sont les fois où elle a accueilli un « client de qualité » comme Rodriguez. Ils restent des passants qui se rejoignent dans leur solitude. Chez Rodriguez, ce sentiment de solitude grandit lorsqu’il est en présence d’une femme qui « lui prête son corps comme à un frère tendre et viril » (p. 24) : Alida.
Celle-ci a refusé le traitement proposé par son médecin (Élizabeth), puisqu’elle craint d’être détruite et de devenir vulnérable (p. 60). Les scènes qui donnent sur une chambre d’hôtel à Rome où une femme dort sur un lit, au pied duquel il y a des albums photo, donnent l’impression que le temps s’est arrêté pour laisser place au sommeil, voire à la mort. Tout reste immobile, sauf la porte qui s’ouvre lentement. Sachant qu’Alida souhaite « se retrouver dans cette vaste immobilité de l’image », être « séduite […] par la beauté simple et expressive des choses » (p. 44), on ne s’étonne pas que son âme soit associée à la nature, puis à cette barque omniprésente dans le film. Symbole de passage, de la traversée de la vie, la barque est parfois accotée à la berge, immobile au milieu de la nature. De temps à autre, elle flotte librement dans les airs, puis sur l’eau, au rythme de la respiration d’une femme entendue au début du film.
Effractions de Jean-Marc Larivière laisse le téléspectateur rivé à son écran jusqu’au générique. Il l’amène aussi à se questionner sur les vies qu’il a croisées, chevauchées, dans lesquelles il a joué le rôle d’un figurant à la recherche de sa respiration.
[1] France Daigle, La vraie vie, Montréal / Moncton, L’Hexagone / Éditions d’Acadie, 1993.
[2] Il s’agit des scènes soixante à soixante-cinq, puis quatre-vingt-deux à quatre-vingt-sept.
À propos…
Détentrice d’une maîtrise en lettres françaises de l’Université d’Ottawa, Véronique Sylvain a écrit une thèse qui porte sur les représentations du Nord dans la poésie franco-ontarienne. Elle est aujourd’hui responsable de la promotion et des communications aux Éditions David et se consacre à différents projets artistiques, dont l’écriture de poésie et de chansons.
C’est vrai que c’est un très beau film.